Le Fils de l’Homme

Lao-Tseu

I

La dernière saison avait été chaude et sèche. Le riz et le blé avaient séché sur pied avant que les épis ne soient formés. Le bétail trouvait une maigre nourriture. Lorsque vint le temps de la récolte, la famine menaça le peuple. Les habitants de l’immense empire, qui s’étaient laissés vivre, se réveillèrent de leur insouciance et se désespérèrent.

L’empereur Hou-Tschou n’y avait pas prêté attention, et ses conseillers avaient été aussi inconscients que le peuple. Aussi loin qu’ils pouvaient s’en souvenir, les récoltes avaient toujours été suffisantes. Ils n’avaient pas pensé que cela pourrait changer un jour.

A présent, la misère était grande, et tandis que beaucoup sombraient dans une morne torpeur, une grande agitation se saisissait des autres et augmentait de jour en jour.

L’empereur appela ses conseillers et demanda qu’on lui soumette des projets pour remédier à la détresse. Tous leurs conseils étaient inutilisables. Ils s’épuisaient en plaintes et en gémissements. Le seul conseil qui fut finalement soumis à délibération proposait qu’un homme sur cinq s’exile avec femme et enfants. Mais pour aller où ? C’était à lui d’en décider, pourvu qu’il quitte l’Empire du Milieu.

Bien que la plupart des conseillers fussent enthousiasmés par ce projet, personne ne pouvait dire comment il convenait de le réaliser. Comment pouvait-on savoir si les expulsés partaient effectivement ou s’ils se fixaient ailleurs à l’intérieur du pays ? Un autre proposa alors de promulguer une loi interdisant de donner de la nourriture aux malades et aux faibles.

Courroucé, Hou-Tschou lui coupa la parole. En termes virulents, il lui reprocha sa monstruosité, blâma l’incapacité de ses conseillers et les renvoya tous. Ils avaient encouru sa disgrâce extrême. Demeuré seul avec Lao-Tseu, et encore très nerveux, il s’adressa alors à celui-ci.

« Et toi, mon ami, pourquoi ne parles-tu pas ? Tu vois ma détresse, la misère du peuple entier, et tu peux te taire ? Demeures-tu muet parce qu’il est impossible de porter secours ? »

« Je me tais, Empereur, parce que le Très-Haut me l’a ordonné. Il ne veut pas que Son conseil soit mêlé aux propositions stupides des hommes. Depuis longtemps, Dieu m’a montré le chemin à suivre pour remédier à la misère, mais j’ai dû me taire afin que le peuple reconnaisse que, sans l’aide du Très-Haut, il n’est rien. »

Lao-Tseu avait à peine pris la parole que l’agitation de l’empereur s’apaisa et que le calme et la paix reprirent place dans son coeur d’ordinaire impassible. Il écouta attentivement.

C’est alors que Lao-Tseu s’expliqua. Selon l’ordre du Très-Haut, il avait fait acheter et stocker dans les plaines du Tibet, où la récolte de l’année avait été particulièrement abondante, du blé et du riz, du thé et des fruits. Le peuple devait être réparti en groupes, comme il était déjà réparti en provinces.

Chaque province serait divisée en vingt-quatre groupes administrés chacun par un responsable. Ces responsables devaient se renseigner le plus rapidement possible pour savoir combien de personnes comptait leur groupe et combien de denrées étaient disponibles. Puis, ce qui leur manquait serait pris dans les réserves que Haï-Tan gérait dès à présent avec compétence.

L’empereur apprit cela avec joie ; cependant, il eut encore des doutes.

« Beaucoup de provinces sont pauvres. Comment pourront-elles acheter des vivres ? Je n’ai pas les moyens de décider les riches à payer pour les pauvres. »

« Hou-Tschou, crois-tu que si le Très-Haut daigne montrer aux hommes un projet, ce projet contienne des erreurs et des lacunes ? Lui, qui domine tout du regard, n’aurait-Il pas pensé à cela ? »

« Il en est certainement ainsi », concéda Hou-Tschou honteux. « Apprends-moi ce que le Très-Haut exige de nous pour que, là encore, le chemin soit aplani. »

« C’est très simple. Nous ne serons pas obligés de payer les denrées en monnaie, mais avec les produits de notre terre blanche, le kaolin. Là où j’ai acheté des vivres, j’ai promis en échange des objets en kaolin : des coupes, des vases, de la vaisselle et des gobelets ainsi que des objets d’ornement. Tout ce qui doit être confectionné, est noté. Dans chaque province, nous devons installer des ateliers où ces objets seront fabriqués.

Quiconque est trop pauvre pour acheter des vivres, devra les acquérir par son travail. De cette façon, la paresse, vice tellement répandu dans notre peuple, sera endiguée. Nous aurons des gens plus contents et plus heureux après cette période de disette. »

La joie la plus pure emplit alors le coeur du souverain. Il remercia le Très-Haut d’une âme sincère et répéta :

« En vérité, il est facile d’être empereur en ayant l’aide de Dieu ! »

Sachant ce qu’il devait faire, Hou-Tschou organisa tout avec facilité. Il avait des dons particuliers pour prendre des dispositions de grande envergure et, de plus, l’aide d’en haut ne lui faisait pas défaut. C’est ainsi que les groupes furent constitués en peu de temps, les responsables désignés et installés dans leurs fonctions, et que dans le pays entier naquirent des ateliers travaillant le kaolin.

Sur les conseils de Lao-Tseu, chaque atelier entreprit la confection d’objets d’un genre différent. Les uns ne produisaient que des coupes plates, les autres de hauts récipients, d’autres encore des statuettes de dragons très recherchées, et ainsi de suite. Celui qui demandait du travail en trouvait.

De presque toutes les provinces on apprit bientôt qu’il existait d’innombrables femmes qui n’avaient pas de mari pour prendre soin d’elles.

Lao-Tseu décréta donc que les objets confectionnés leur seraient remis pour être peints. Elles avaient la main plus légère pour manier le pinceau.

Jusqu’ici, ces objets n’avaient été décorés que de quelques traits de couleur. Dès lors, ils furent couverts de figures amusantes, de fleurs, de rameaux, d’animaux ou de paysages, selon l’adresse de l’artiste. Chaque femme ne devait peindre que le motif entrepris au début. Ainsi, elle se perfectionnait de plus en plus, elle avait davantage d’inspiration, et son adresse se développait.

Tout le monde semblait déjà largement pourvu lorsque, du Sud-Ouest de l’empire, on signala que le kaolin manquait. Les carrières étaient vides, et les autres provinces ne voulaient pas en céder. Lao-Tseu conseilla alors à ces gens d’utiliser les immenses réserves de soie stockées chez eux. Ils devaient essayer de peindre les tissus unis pour les décorer et lui envoyer leurs produits qu’il tâcherait d’écouler.

Le succès couronna ses efforts. Avec l’aide des frères des monastères tibétains, il envoya les tissus de soie au loin dans l’immense pays voisin.

Pendant cette période d’activité intense, la famine redoutée était passée sans que beaucoup de gens ne s’en aperçoivent. Certains, ayant refusé le travail, durent évidemment payer leur folie de leur vie. Mais chaque décès de ce genre stimula d’autant plus les autres.

Et, lorsque fut venue l’époque des semailles, bien des mains laborieuses désertèrent les ateliers pour s’occuper des champs, mais les autres travaillèrent encore plus assidûment parce qu’ils étaient obligés de gagner des vivres jusqu’à la récolte et que, d’autre part, ils avaient trouvé la joie et le bonheur dans le travail.

Les éleveurs de vers à soie travaillaient eux aussi avec un zèle redoublé. Tout le grand peuple de l’Empire du Milieu avait pris son essor, il était actif, ce qui le rendait plus heureux.

II

Ce fut l’époque où l’âme de Lao-Tseu reprit ses pérégrinations. Tantôt elle visitait les monastères du Tibet, tantôt elle s’élevait en des régions lointaines où elle accueillait des choses merveilleuses. Il lui fut donné de voir les essentiels et de leur parler, ces essentiels que le peuple vénérait jadis en qualité de dieux jusqu’au moment où il les transforma en caricatures.

Son âme apprit d’eux bien des choses et sa compréhension de ce qui est divin, de même que de ce qui est humain, augmentait sans cesse. Ayant dirigé jadis le peuple, les essentiels connaissaient le bien qui sommeillait en lui, étouffé par les ténèbres ; ils montrèrent à Lao-Tseu comment il pouvait libérer cette lumière dans les âmes et les rendre réceptives à la Lumière d’en haut.

Lorsque Lao-Tseu entreprenait de telles pérégrinations de l’âme dans le calme de la nuit, le lendemain il restait le plus souvent seul et replié sur lui-même. Cependant, s’il était obligé de se mêler à la foule, tous ressentaient la pureté qui émanait du lama. Une joie toute juvénile inondait son clair visage, ses paroles respiraient la paix et l’harmonie, et ses conseils étaient bienveillants et secourables.

Han, le fils de l’empereur, mûrit sous sa direction avisée et devint un jeune homme sage et fort, promettant d’être un souverain aussi bon que son père. Il apprenait avec facilité et s’intéressait à tout.

Lao-Tseu en profita pour lui apprendre certaines choses qu’il n’aurait à vrai dire jamais à exécuter en tant qu’empereur, mais sur lesquelles il devait pouvoir porter un jugement. C’est pourquoi, il le fit aussi travailler pendant des mois dans un atelier de kaolin du voisinage, et la joie fut grande lorsqu’on fit l’éloge des travaux du jeune prince qu’on trouva particulièrement réussis.

Grâce à ces travaux, Han entra en contact avec toutes les couches de la population. Il n’ignorait rien de l’artiste qui faisait les ébauches des objets à fabriquer pas plus que du surveillant qui ramassait les coupes peintes par les femmes, ou de l’ouvrier qui tournait les récipients et les coupes.

Au début, nombreux furent les nobles qui crurent devoir attirer l’attention du souverain sur cette activité. Ils jugeaient indigne qu’un fils d’empereur puisse se mêler de cette façon aux travailleurs. Mais Hou-Tschou leur conseilla d’orienter leurs pensées vers d’autres choses. Han serait élevé selon La Volonté de Dieu que personne ne connaissait mieux que le lama de tous les lamas.

Il ne dit rien à Lao-Tseu de ces conversations que d’ailleurs le sage connaissait. Ce dernier était reconnaissant envers l’empereur qu’en ce domaine également il lui facilitât le chemin.

Dès que Han eut l’âge d’apprécier ce qu’il voyait et vivait, Lao-Tseu l’emmena dans les quartiers pauvres. Au début le plaisir enfantin du déguisement et le fait de rester inconnu prédomina chez le prince, mais ensuite son âme fut bouleversée et son esprit médita sur le moyen de remédier à la misère.

Comment un dénuement aussi désolant était-il possible à côté de l’immense richesse affichée dans les nobles demeures entourant le palais impérial ! Tout ce que Han voulait entreprendre pour aider réellement les pauvres trouvait l’appui de son maître et de son père. Cependant, ils n’intervenaient jamais, Han devait inventer ses propres projets et trouver le moyen de les réaliser. S’il venait les voir ensuite, il les trouvait alors favorablement disposés.

Trois frères plus jeunes que Han grandissaient à la cour impériale. D’excellents maîtres les éduquaient avec sollicitude et Lao-Tseu surveillait leur instruction. Il n’avait pas le temps de faire davantage.

III

Peu de jours après son retour du Tibet, Lao-Tseu, habillé très simplement, visita à nouveau l’un des quartiers pauvres de Kiang-ning. Il avait appris que des femmes et des enfants avaient l’habitude de se grouper autour d’un homme qui leur racontait des histoires. On n’avait pas pu lui en dire plus, et il voulait entendre et voir par lui-même.

C’était l’heure où les ateliers fermaient et où les hommes rentraient à la maison. Tous semblaient se diriger vers le même lieu ; accompagné de son serviteur Wuti, Lao-Tseu se joignit à eux.

Un incendie s’était récemment déclaré à cet endroit et beaucoup de maisons avaient été détruites. Les décombres n’étaient pas encore déblayés. Les femmes et les enfants s’y étaient installés par groupes, et les hommes, au fur et à mesure de leur arrivée, se plaçaient derrière. Tout cela se déroulait de façon très naturelle ; il était évident qu’ils en avaient l’habitude.

Au milieu des femmes, un homme modestement vêtu était assis sur un amas de débris légèrement surélevé. La forme de son visage révélait qu’il était natif de l’Occident. Comme chez les Tibétains, ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules, mais alors que les habitants du Tibet les rejetaient en arrière, il les portait comme les Occidentaux avec une raie au milieu et les passait derrière les oreilles. Lao-Tseu se plaça de façon à bien entendre sans être vu de l’homme.

Lorsque les hommes cessèrent d’affluer, le conteur commença. Il accompagnait ses paroles, dites d’une voix chantante, de gestes lents de ses mains longues et minces, et ce mouvement des mains semblait façonner des images. On voyait nettement devant soi ce qu’il racontait.

Il disait des contes adaptés au candide entendement de ses auditeurs. Il parlait d’événements étonnants se déroulant sur mer et sur terre, de secours dans la détresse, de malheurs qui, en une juste punition, frappaient les méchants.

Dans chaque histoire, de petits êtres, visibles seulement pour certains, distribuaient aide ou punition. La foule écoutait sans reprendre haleine. Lorsque l’homme eut terminé son récit, beaucoup d’auditeurs lui apportèrent des dons. Aidé d’un compagnon apparu subitement à ses côtés, le conteur ramassa tout cela en remerciant, puis les deux hommes s’éloignèrent rapidement.

Lao-Tseu et Wuti se mêlèrent davantage à la foule afin d’apprendre qui était cet homme et où il habitait. Personne ne pouvait le dire. Un jour, il avait été là, et il avait commencé à raconter. Chaque soir, c’étaient de nouvelles histoires agréables à entendre. Mais il les quitterait certainement bientôt, des habitants d’autres faubourgs l’ayant eux aussi prié de venir chez eux. On ne put leur en dire davantage.

Tout songeur, le lama rentra chez lui. Les contes de l’homme correspondaient étroitement à la seconde partie de la mission qui lui incombait. C’était là une façon de rapprocher les humains des serviteurs essentiels de Dieu !

Tous les soirs, Lao-Tseu se rendait auprès du conteur et écoutait attentivement ses fables. L’homme ne prononçait pas un mot que le lama aurait pu condamner. Alors Lao-Tseu fut convaincu que l’homme de l’Occident avait été mis sur son chemin en tant qu’instrument. La nuit, il fit appel au messager lumineux de Dieu qui lui montra l’homme. Le conteur n’était plus habillé simplement, mais il portait un vêtement ressemblant à celui des prêtres tibétains. Dans une habitation située en dehors de la ville, il était agenouillé devant un autel du Très-Haut. Et Lao-Tseu entendit sa prière :

« ô, Très-Haut, accorde-moi la grâce de pouvoir trouver bientôt celui que je dois ici servir sur Terre ! Je suis prêt à consacrer ma vie à ce service, car Tu me l’as Toi-même ordonné. Pourtant, je cherche depuis trois ans et je n’ai pu trouver celui que Tu as béni. »

Alors l’âme de Lao-Tseu s’approcha de celui qui était en prière et lui parla. L’homme retrouva la confiance et la joie et promit de venir le lendemain au palais impérial. Et Lao-Tseu, débordant de félicité devant la conduite divine, remercia du fond du coeur. Tandis qu’il méditait sur la façon d’apporter au peuple ce qui lui était ordonné, Dieu avait déjà préparé pour lui l’instrument et l’aide dont il avait besoin !

Le lendemain matin, Wuti annonça que le conteur du faubourg était arrivé et désirait parler au lama de tous les lamas. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il vit Lao-Tseu recevoir l’homme comme une vieille connaissance.

L’homme de l’Occident s’appelait Sindhar, ses ancêtres avaient déjà connaissance du Dieu unique. Il avait été scribe, mais son âme n’avait connu qu’un désir : pouvoir servir Dieu par sa vie. Ce désir transformé en prière quotidienne parvint jusqu’au Trône de Dieu. Et une voix lui dit :

« Va dans la capitale de l’Empire du Milieu et raconte aux femmes et aux enfants des faubourgs les contes que tu dis ici le soir à tes connaissances et amis. Ce faisant, tu trouveras celui dont tu dois devenir l’assistant. C’est le dispensateur de Vérité envoyé par Dieu qui a besoin de toi. Si tu le sers de la bonne manière, tu sers Dieu. »

Dès le lendemain, Sindhar avait tout quitté pour entreprendre ce très long voyage. Son chemin le conduisit par de hautes montagnes et de profondes vallées aux torrents impétueux. Personne n’avait pu lui dire comment s’appelait la ville impériale ni l’endroit où elle se trouvait. Pourtant, il n’avait pas perdu confiance un seul instant. Après des mois pénibles, son chemin l’avait conduit sans encombre à Kiang-ning.

« Pourquoi n’as-tu pas demandé à me voir, Sindhar ? », s’informa Lao-Tseu. « Peut-être t’aurait-on tout de même adressé à moi si tu avais nommé le dispensateur de Vérité ! »

« Seigneur, tu ne te rappelles donc pas que l’ordre de Dieu disait : Récite tes contes ; ce faisant, tu le trouveras. Il ne m’était pas permis de m’enquérir de toi, je devais me contenter de raconter mes histoires. Et c’est bien ainsi que je t’ai trouvé. »

Lao-Tseu résolut d’assister ce soir-là à la présentation des contes, habillé en lama. Il voulait d’abord arriver en manteau sombre, puis le reste suivrait tout naturellement.

Il en fut ainsi. A côté du conteur se tenait la haute silhouette du lama. Enveloppé du manteau sombre, personne ne le reconnaissait. Tous les yeux étaient fixés sur Sindhar.

Lorsque celui-ci eut terminé une histoire dans laquelle les petits êtres avaient empêché un animal féroce d’attaquer un garçon endormi dans la forêt, sauvant ainsi l’enfant d’une mort certaine, Lao-Tseu prit la parole :

« L’histoire de Sindhar est agréable à entendre, n’est-ce pas, mes frères ? »

Les acclamations de la foule s’élevèrent en signe d’assentiment.

« Non seulement elle est agréable à entendre, mais elle est également instructive, car c’est la pure vérité ! »

Tandis qu’il prononçait ces mots, Lao-Tseu avait ôté son manteau, et il apparut dans l’habit violet connu de tous. Il continua à leur démontrer que Dieu ne compte pas seulement ses serviteurs parmi les hommes, mais que l’univers entier en est rempli. Ils vivent et agissent sous toutes sortes de formes.

« Jadis, tous les hommes pouvaient les voir lorsque l’humanité n’était pas encore aussi mauvaise et qu’elle accomplissait la Volonté de Dieu. En ce temps là, ces grands et ces petits êtres étaient pour eux des amis et des aides, et même des instructeurs. C’était là une vie riche en joies, car il est merveilleux de se sentir partout entouré d’aide et d’amour. Mais les hommes oublièrent Dieu et, pour Le remplacer, ils cherchèrent des dieux qu’ils adorèrent. En fait, ils finirent par s’abaisser au point de transformer en dieux les démons nés de leur propre peur. »

Des exclamations distinctes interrompirent l’orateur :

« C’était nous ! »-« C’est ce que nous avons fait ! »

Le calme revint peu à peu ; un homme âgé demanda alors à haute voix

« Ô, éminent lama, ne pouvons-nous redevenir bons et obtenir à nouveau la liaison avec les petits serviteurs de Dieu ? »

« Vous le pouvez si vous avez la volonté de faire un effort sincère », fut la réponse de Lao-Tseu. « Je viendrai dorénavant tous les soirs avec Sindhar et je vous parlerai des serviteurs de Dieu. Mais vous devez vous aussi vous efforcer de devenir vraiment des serviteurs de Dieu. Alors, vous serez de nouveau en liaison avec eux. »

Et il arriva ce que Lie-Tseu, son ancien maître, avait jadis prédit : Le peuple accueillit avidement la connaissance des serviteurs essentiels du Très-Haut. On aurait dit une vague de joie affluant des faubourgs vers la ville. Chacun parlait de ce qui le ravissait : des êtres bienveillants petits et grands rendaient service aux humains.

Les gens se pressaient autour de Lao-Tseu pour lui raconter qu’effectivement ils avaient été secourus ; certains rapportaient même qu’ils avaient vu les êtres essentiels. Pourtant, il lui fut donné, ici encore, de distinguer le vrai du faux.

Il répondait à ces récits d’une voix calme, remettait les exagérations à leur place et stigmatisait ce qui n’était pas conforme à la vérité. En agissant ainsi, il empêchait que les masses ne soient prises d’un vertige malsain. Seul pouvait parler de ces choses celui pour lequel elles étaient devenues vérité, et c’était justement lui qui se taisait le plus souvent.

Le lama acquit la certitude que pendant un certain temps il devait accompagner Sindhar lors de son voyage à travers le pays, afin de répandre correctement la connaissance nouvelle en d’autres régions. Toutefois il voulait partir avec une suite dans laquelle l’homme de l’Occident aurait sa place.

Une fois le consentement de Hou-Tschou pleinement acquis, Lao-Tseu demanda que le prince Han l’accompagne. L’empereur vit tout de suite les avantages immenses que l’héritier du trône pourrait retirer d’un tel voyage. En parcourant le pays sous la direction de Lao-Tseu, tout ce qu’il verrait serait judicieusement interprété et lui porterait doublement profit. Son fils pourrait ainsi acquérir une quantité incroyable de connaissances.

Han lui-même était tout disposé au voyage car, plus il avançait en âge, plus la demi-oisiveté imposée à la cour de son père l’oppressait. Certes, il s’instruisait et travaillait avec les moindres de ses sujets mais, en constatant l’activité infatigable de son père pour le bien du peuple, il avait grandement envie de pouvoir l’égaler.

Le lama avait toujours réussi à maîtriser de tels désirs chez le prince, mais il avait lui aussi pris conscience que des forces précieuses demeuraient inutilisées. Or, ce voyage qui durerait nécessairement plusieurs mois pourrait y remédier.

Ayant tellement entendu parler du conteur qu’il n’avait jamais vu, l’empereur était curieux de le connaître. Il exigea que Sindhar vienne habiter au palais jusqu’à son départ et puisse ainsi être à sa disposition dès qu’il souhaiterait l’entendre.

L’homme de l’Occident y consentit volontiers et se souvint de ses plus beaux contes. La première fois, Hou-Tschou n’avait invité comme auditeurs que ses fils et Lao-Tseu. Il se sentait merveilleusement ému, aussi bien de ce qui était dit à cette occasion que de la façon dont Sindhar s’exprimait.

« Est-ce que tous les gens de ton peuple sont comme toi ? » demanda-t-il au conteur à la fin de l’histoire.

« Seigneur, tous ne croient pas en Dieu. Nous ne sommes qu’un petit nombre à être autorisés à Le connaître. Peut-être sont-ils comme moi ; je n’en sais rien. »

« Comment avez-vous entendu parler de Dieu, le Très-Haut ? » continua Hou-Tschou.

« Mes ancêtres en avaient déjà connaissance. Ce savoir s’est maintenu dans notre famille jusqu’à ce jour. On dit qu’un dispensateur de Vérité est, par ordre de Dieu, passé dans notre pays, il y a très longtemps. »

« Est-ce que Dieu, le Seigneur, donne une fois à chaque peuple l’occasion d’entendre parler de Lui ? » dit l’empereur songeur. Le prince Han répondit vivement :

« Il doit en être ainsi. Dieu est la justice. Il ne saurait tolérer que des peuples ne puissent avoir connaissance de Lui. Tel peuple en est informé plus tôt, tel autre plus tard, mais tous apprennent un jour ce qui peut purifier leur âme. »

« Pourquoi n’en sont-ils pas tous informés en même temps ? » questionna l’un des jeunes princes, mais il donna lui-même aussitôt la réponse à sa question. « Cela dépend probablement de la maturité atteinte par ce peuple. Dieu ne fait pas instruire celui qui est incapable de comprendre. »

On décida que Sindhar dirait ses contes tous les soirs devant l’empereur jusqu’au départ que l’on préparait soigneusement. Les nobles furent invités à écouter et, de soir en soir, un plus grand nombre d’auditeurs se présentait.

Lao-Tseu lui aussi prenait à chaque fois la parole et ouvrait dans les âmes la voie à la compréhension de l’action conjuguée existant entre toutes les forces divines.

« Tu pars, mon ami », dit Hou-Tschou le dernier soir lorsque le lama prit congé. « Tu me laisses seul une fois de plus, et je vais vivre dans l’anxiété. Je n’ai pas encore appris suffisamment à me laisser conduire par la voix de Dieu. »

« Tu l’apprendras durant ces mois, mon Empereur », répondit Lao-Tseu avec confiance.

Dès que le lama disait quelque chose avec la calme assurance qui lui était propre, la confiance et la paix pénétraient aussi l’âme de son interlocuteur. L’agitation et le découragement ne persistaient pas longtemps en sa présence.

IV

Le jour suivant un cortège imposant passa la porte principale de Kiang-ning et partit pour un long voyage. Tous les participants étaient pleins d’attente et de joie. On allait voir et vivre du nouveau ! Assurément, il n’y avait personne qui n’aurait aimé être à leur place.

Le prince Han chevauchait aux côtés de Lao-Tseu et s’étonnait que son maître fût un cavalier aussi parfait. Il regardait le lama avec tant d’admiration que celui-ci dit finalement en souriant :

« Han, peut-être croyais-tu que je ne savais pas monter à cheval ? »

« Si, je le savais, sinon tu aurais préféré la litière à la selle. Mais je ne pouvais pas m’imaginer que tu étais également passé maître en cet art. »

« Celui qui s’efforce constamment de faire le mieux possible tout ce qu’il entreprend parviendra aussi à maîtriser ce qui est d’ordinaire fort éloigné des tâches auxquelles il est accoutumé. »

D’après un plan fixé au préalable, ils chevauchaient de bourg en bourg, de ville en ville. Partout les contes de Sindhar rendaient le terrain propice à l’enseignement de Lao-Tseu. Cependant, le temps prévu était très insuffisant. Nulle part on ne voulait laisser partir les conteurs, partout on les suppliait de rester. Et bien souvent les raisons en étaient si évidentes que Lao-Tseu devait y consentir.

Il le fit volontiers tant que son âme, lors de ses investigations nocturnes à Kiang-ning, ne se sentit pas poussée à un retour précipité. Hou-Tschou tenait les rênes du gouvernement d’une main ferme. Il était devenu plus sévère depuis que son conseiller clément manquait à ses côtés. Et c’était bien ainsi : Personne n’oserait fomenter la moindre conspiration, comme c’était le cas autrefois.

Lao-Tseu envoyait de temps en temps un messager porter des nouvelles au palais impérial. En ces occasions, il lui arrivait souvent de parler d’événements survenus durant son absence, si bien que l’empereur pouvait s’assurer que la liaison entre lui et le lama n’était nullement interrompue.

« La promenade des contes de fées » durait déjà depuis plus de deux ans : c’était ainsi que le prince avait surnommé le voyage. Aucun des participants ne trouva cela trop long. Or, ils étaient arrivés à l’Est du pays, au bord de la mer, dans la région où Lao-Tseu avait jadis chassé la peur des démons.

Ils y trouvèrent une activité laborieuse. Dans presque toutes les localités assez importantes étaient nés des ateliers où l’on fabriquait de ravissants objets de kaolin. Les voyageurs n’en avaient vu nulle part de plus beaux. Les coupes étaient fines et transparentes et les peintures gracieuses ; il y avait déjà longtemps que les hommes les réalisaient dans leurs ateliers.

A l’aide du pinceau, ils fixaient démons et dragons, mais toujours d’une manière qui montrait que le peintre ne les adorait pas et ne mourait pas non plus de peur devant eux. Ce qui guidait le pinceau ressemblait plutôt au rire qui soulage les enfants qui viennent d’être victimes d’une grosse frayeur.

Lao-Tseu et Han aimaient à parcourir ces ateliers en examinant chaque objet. Ils remarquèrent alors que parmi les ouvriers se trouvaient souvent des gens d’un peuple étranger. Ils étaient plus petits que les fils de l’Empire du Milieu, plus agiles et plus sveltes. Leurs yeux plus obliques se réduisaient à deux fentes dans leur visage, ils scrutaient toute chose avec avidité et ruse.

Surpris, Lao-Tseu s’informa à leur sujet et il apprit qu’ils étaient arrivés par bateau. D’abord, ils n’étaient venus que pour acheter des marchandises en payant davantage que les marchands tibétains. Puis ils avaient donné de moins en moins jusqu’à ce que les responsables finissent par refuser toute vente. Et subitement, ils s’étaient présentés comme ouvriers. Personne n’en était satisfait, car les étrangers ne voulaient rien savoir de Dieu et se moquaient aussi des us et coutumes du pays, mais on n’avait pas su comment s’en débarrasser.

« Mais n’avez-vous pas compris », s’écria Lao-Tseu, « que ces étrangers rusés copient votre art pour l’exercer ensuite chez eux ? »

« Cela nous porte-t-il préjudice ? » demandèrent les hommes.

« Évidemment, cela porte préjudice à notre peuple auquel les petits serviteurs de Dieu ont montré cet art merveilleux pour qu’il ait en tous temps une source de revenus.

Les gens de notre pays sont aussi nombreux que les grains de sable à mes pieds. Nous serions tous contraints de mourir de faim si nous ne pouvions échanger des vivres contre les produits de notre travail. Or, si nous enseignons notre art à d’autres peuples, ils ne vont plus rien échanger avec nous, et la faim que les essentiels voulaient détourner sera victorieuse dans notre pays.

Dieu m’a conduit chez vous en temps opportun pour éviter un malheur plus grand. Au nom de l’Empereur, j’ordonne que tous les étrangers quittent les ateliers. Seuls les fils de notre peuple et les adorateurs du Dieu véritable doivent dorénavant être employés ici. »

Les dirigeants des ateliers voisins que l’on avait réunis reçurent l’ordre de renvoyer les étrangers le lendemain matin, conformément à la loi.

C’était inutile : personne ne vint. Ces Orientaux indésirables avaient disparu avec leurs bateaux sans laisser de traces. Lao-Tseu donna alors des instructions pour qu’aucune ville n’ouvre ses portes à ces gens. La vente des produits se ferait comme avant par l’intermédiaire des marchands tibétains bien connus de tous.

Le lama craignait que les étrangers rusés, une fois installés dans le pays, ne parviennent d’une façon ou d’une autre à s’approprier le savoir concernant l’art. Il fallait les en empêcher. Partout où il se rendait, Lao-Tseu parlait dans ce sens aux chefs des ateliers et partout il trouvait des oreilles prêtes à l’écouter et des coeurs grands ouverts.

Entre-temps, le prince Han avait pris part aux travaux dans un atelier qui produisait des coupes légères et transparentes. Mais, malgré tous ses efforts, il ne réussissait pas à tourner le kaolin aussi finement. Alors un ouvrier âgé lui dit qu’un jour un homme de petite taille était venu et leur avait montré comment ils devaient y mélanger une autre espèce de terre. Depuis lors, leurs travaux avaient acquis cette finesse extrême.

Han expliqua à ces gens qu’ils avaient certainement eu affaire à l’un des serviteurs essentiels de Dieu. Il serait doublement regrettable que cet enseignement ait été transmis à un autre peuple. Et la résolution des hommes de ne tolérer à l’avenir aucun étranger s’en trouva renforcée.

« N’avez-vous rien pu apprendre d’eux ? » se renseigna Han.

Les hommes répondirent négativement. Car bien que ces Orientaux se soient crus meilleurs et plus sages, ils étaient plutôt relâchés dans leurs moeurs, et l’on ne pouvait surtout pas se fier à leurs paroles mielleuses.

« Seigneur, ils ne disent que des mensonges ! » conclut l’homme avec conviction.

V

La troisième année était près de son terme lorsqu’un jour, salué joyeusement par la foule, un long cortège de voyageurs franchit la -porte principale de Kiang-ning. Ils avaient vu bien des choses, ils avaient assisté à maints événements, ils avaient beaucoup à raconter et tant de questions à poser. Pendant bien des jours encore, Kiang-ning ressembla à une fourmilière que l’on aurait dérangée, et partout régnait la joie.

Seul le prince Han avait une épine dans le coeur, ce qui à certaines heures le rendait triste ou du moins pensif. Il croyait pouvoir maîtriser suffisamment ses pensées pour que personne ne s’en aperçoive, mais il n’avait pas compté avec Lao-Tseu. Celui-ci essaya de réconforter le prince découragé, et de lui montrer discrètement la voie du contentement intérieur.

Un matin, Han entra dans l’appartement de Lao-Tseu avant même l’heure de la discussion habituelle. Il semblait être pénétré d’une unique pensée, et le lama sut que sa semence avait levé.

Il existait une grande différence entre Hou-Tschou et son fils. Si l’empereur avait quelque chose sur le coeur, il le disait sans détour. Dès les premières minutes de leur rencontre, Lao-Tseu apprenait ce qui avait amené le souverain.

Par contre, Han commençait toujours à parler d’autre chose et perdait un temps précieux avant de poser finalement la question essentielle. Le lama avait souvent attiré l’attention du prince sur ce point, mais sans succès. S’il était forcé d’en venir au fait, Han perdait tout courage pour parler de ce qui le préoccupait.

Il en fut de même cette fois. Han s’intéressa aux manuscrits qui se trouvaient sur la table du lama et raconta combien ses frères ne pouvaient cesser de le questionner au sujet du long voyage. Lao-Tseu attendait patiemment. Finalement, le prince respira profondément et dit :

« Ne crois-tu pas que je suis trop vieux pour mener une vie aussi inactive qu’avant notre voyage ? »

Comme le lama se taisait, Han continua :

« J’ai réfléchi à la façon dont je pourrais changer ma vie. Et, au cours des dernières nuits, j’ai été en quelque sorte aidé. J’ai enfin trouvé un chemin qui me paraît être le bon. Fu-Kung, qui a été jusqu’ici chargé des fonctions de trésorier, est très vieux. J’ai appris qu’il veut demander à l’empereur d’accepter sa démission. Ne penses-tu pas, Lao-Tseu, que je puisse demander instamment à mon père de m’accepter à sa place ? »

Le jeune prince avait dit cela avec insistance, et son regard appuyait ses paroles. Lao-Tseu s’en réjouit : c’était précisément cette fonction qui permettrait au futur empereur d’acquérir une vision des choses assez large, et qui lui serait plus tard très utile. Han était assez âgé pour endosser une telle responsabilité, et de plus il était excessivement consciencieux. Le lama voulut pourtant montrer à son ancien élève toute la portée de sa requête.

« Han, as-tu bien réfléchi ? » demanda-t-il, « Cette fonction est l’une des plus difficiles et elle exige la plus grande responsabilité. Il ne te restera que peu de temps pour tes études, les sorties à cheval et autres plaisirs. Tu auras non seulement à gérer les trésors appartenant à l’empire, donc au peuple, mais tu devras encaisser toutes les recettes, effectuer tous les paiements et rendre compte de tout.

Il est hors de question que tu te fasses remplacer dans une seule de ces charges. Tu peux avoir des fonctionnaires, mais tu dois surveiller toi-même leurs travaux et savoir exactement combien d’argent passe journellement par tes mains. »

« C’est précisément comme cela que je me suis représenté cette fonction », répliqua Han avec entrain.

Du fait que le lama ne lui opposait pas un « non » catégorique, il espérait avoir le conseiller de l’empereur pour allié, au cas où son père lui ferait des difficultés.

Et la confirmation de cet espoir ne se fit pas attendre. Lao-Tseu considéra avec bienveillance le jeune homme qui renonçait volontiers aux agréments et aux plaisirs de la vie pour devenir un membre utile de la communauté, et dit :

« Allons voir ton père, Han, avant qu’il ne soit informé des intentions de Fu-Kung. Sinon, il se pourrait qu’il promette la fonction à un autre et soit obligé de tenir parole. »

Ils allèrent ensemble trouver Hou-Tschou. Là, le lama céda la parole au prince. Han devait lui-même présenter sa requête à son père. Celui-ci fut extrêmement surpris par la décision de son fils. Il le laissa s’expliquer, puis il posa à peu près les mêmes questions que le lama et dit finalement :

« Quand j’avais ton âge, j’étais évidemment déjà empereur, mais uniquement de nom. Tu connais l’histoire de ma vie et tu sais de quelle façon ignoble Wen m’a exploité. Ce que j’ai ressenti à ce moment-là me rend ton désir compréhensible. C’est pourquoi j’exauce ton voeu.

Mais comprends bien : Tu ne peux pas devenir aujourd’hui trésorier et démissionner si le travail ou la responsabilité deviennent trop lourds. Seul mon décès ou le tien peuvent te libérer des liens dont tu t’es toi-même chargé. Car supposer que mon fils pourrait mal exercer cette tâche et devrait être prématurément démis de ses fonctions reste en dehors de toute possibilité. »

Ravi, Han remercia son père, et on décida de le présenter aux conseillers comme successeur de Fu-Kung aussitôt après la démission de ce dernier. En attendant, tous trois devraient garder le silence sur ce point.

Le prince Han demanda si, au début, il ne pourrait pas commencer son travail sous la conduite de Fu-Kung. Hou-Tschou réfléchit puis donna son consentement ; pourtant, il préférait attendre la démission de Fu-Kung pour ne pas chasser de sa fonction le vieillard méritant.

Quelques jours plus tard, le vieillard remettait sceaux et écritures entre les mains de l’empereur qui les lui avait confiés. Il se chargea volontiers d’initier le prince à toutes les obligations de sa tâche, demandant seulement que Han se mette au courant le plus rapidement possible. Dès le lendemain, le prince entra dans ses nouvelles fonctions qui, tout en lui procurant une profonde satisfaction, lui causèrent cependant bien des peines et des soucis.

VI

Des messagers arrivèrent de l’Est du pays, porteurs de plaintes provenant des villes et des villages. Les Orientaux, auxquels l’accès des villes avait été refusé avec succès, accostaient maintenant çà et là sur le littoral et, habillés comme les gens du pays, essayaient de s’approcher des ateliers. Là où ils n’avaient pas réussi, ils avaient déjà à plusieurs reprises enlevé des hommes, probablement pour les emmener avec eux dans leur pays et les obliger, contre paiement ou par la force, à livrer leurs procédés de fabrication.

Le trésorier Han était justement chez l’empereur lorsque celui-ci reçut de nouveau un message de ce genre. Irrité, Hou-Tschou s’écria :

« Que faut-il donc faire contre ces brigands ? »

Songeur, Han répliqua :« Nous devrions faire construire un haut mur le long de la côte pour empêcher les ravisseurs de pénétrer chez nous. »

« C’est une excellente idée » , dit Lao-Tseu. « Les terres des monastères du Tibet sont entourées de murs élevés dans le même but. Il y a quelques nuits, j’ai vu en esprit un mur semblable que des hommes armés assaillaient en vain. Même si les hommes de l’Est venaient en armes, le mur ferait échouer leurs tentatives. »

On débattit longuement de la question. Puis l’empereur promit au messager une assistance rapide, et il envoya des maîtres d’oeuvre chargés de faire édifier la fortification.

« Il faut que le mur s’étende aussi loin que notre pays est battu par les flots de la mer », ordonna-t-il.

« C’est insuffisant », fit remarquer Lao-Tseu, « Ces hommes sont rusés comme des renards. Ils accosteraient tout simplement la nuit dans l’empire septentrional et envahiraient par là notre pays. En partant de la muraille située le long de la mer, nous devons en construire une autre s’enfonçant vers l’intérieur des terres. A l’angle, il faut placer une solide tour de guet qui permette de surveiller le pays des deux côtés du mur. Une tour semblable doit être édifiée à chaque porte aménagée dans le mur, car nous ne pouvons pas totalement couper le pays de la mer. »

« Que ferons-nous là où notre fleuve se jette dans la mer ? », demanda Han. « Nous ne pouvons pas le barrer par une construction. »

« Une distance aussi courte peut être surveillée sans mur », affirma l’empereur. « Les hommes de l’Est navigueront difficilement à contre-courant. » Munis de l’argent nécessaire, des maîtres d’oeuvre et des artisans quittèrent Kiang-ning peu de temps après ; ils descendirent en bateau jusqu’au bord de la mer. Ils voulaient recruter des ouvriers parmi les habitants de la région et espéraient trouver également les pierres nécessaires à la construction.

Han aurait aimé les accompagner ; il était fortement tenté de prendre la direction des travaux car le mur avait été son idée, mais sa fonction le retenait. Pour la première fois, il la ressentait comme quelque peu gênante, mais il vint courageusement à bout de ce sentiment.

Sur les conseils de Lao-Tseu, les travaux furent entrepris en dix endroits différents, de sorte que, dans son ensemble, la côte était plus ou moins animée, et par conséquent surveillée. Dès que les gens se rendirent compte que la construction servait à les protéger, eux et leurs ateliers, tous ceux qui étaient disponibles prêtèrent leur concours. Ils trouvaient amusant de faire échouer les projets des étrangers trop rusés.

Ils riaient comme des enfants et plaisantaient tout en travaillant ; plus le mur s’élevait, plus les constructeurs étaient contents. Mais il fallut bien longtemps avant que l’on puisse signaler à Kiang-ning que les dix ouvrages sortaient de terre. On devait extraire les pierres et les tailler. Elles ne se trouvaient pas aux abords du rivage. Il fallait aller loin à l’intérieur du pays, et le transport des blocs de pierre demandait des forces et du temps.

La persévérance face à des travaux jugés indispensables était une des qualités des fils de l’Empire du Milieu. Jamais les demandes des maîtres d’œuvre ne parurent exagérées. Nulle plainte non plus ne se fit entendre lorsque les ateliers de kaolin furent provisoirement fermés, tous les hommes étant nécessaires à la construction du mur. Peut-être était-ce un bien, car les étrangers qui parviendraient éventuellement à s’infiltrer ne trouveraient ainsi plus rien à copier !

Depuis longtemps, Lao-Tseu avait appris par le messager lumineux de Dieu que la construction de la muraille était conforme à la Volonté du Très-Haut. Souvent même, des améliorations à réaliser et des procédés tout nouveaux lui étaient montrés au cours de la nuit.

C’est ainsi qu’un soir il reçut l’ordre de construire le mur assez large pour que deux voitures puissent s’y croiser. Hou-Tschou vit aussitôt le côté pratique de cette disposition et il en transmit l’ordre aux maîtres d’oeuvre.

Mais ce fut la consternation, car on avait commencé la construction de longs murs qui n’avaient que le tiers de la largeur désirée. Que fallait-il faire ? On ne pouvait tout de même pas démolir l’ensemble !

Un maître d’oeuvre particulièrement avisé eut l’idée de construire en avant du mur déjà existant, ce qui fut fait. Le long du mur déjà bâti, on ajouta la largeur exigée et on continua à construire sur ces deux soubassements. Voilà pourquoi les générations postérieures furent intriguées par la structure inférieure du mur le long de la mer car, en plusieurs endroits, il semblait composé de deux ouvrages différents.

Cependant, le prince Han se demandait s’il ne serait pas rationnel d’entourer le pays entier d’un mur semblable. Son père se moqua de lui. L’empire était suffisamment protégé par les hautes montagnes qui l’entouraient sur de longues distances. Aucun voisin n’avait encore eu l’idée de l’envahir.

Pourtant Han, qui avait lu beaucoup de manuscrits anciens, prouva à l’empereur que c’était déjà arrivé plus d’une fois. Et ce qui s’était produit jadis pourrait se répéter.

« Alors, tu construiras toi-même le mur lorsque tu seras empereur », consentit Hou-Tschou avec entrain. « J’ai, quant à moi, d’autres projets de construction. »

VII

Surpris, Han et Lao-Tseu regardaient l’empereur qui se réjouissait de leur ébahissement. Puis il expliqua :

« Avant de me démettre de mes fonctions, je voudrais prouver ma gratitude au Très-Haut dont la Force nous a conduits avec tant de sollicitude et laisser en même temps à mon peuple un témoignage pour qu’il ne se permette jamais d’oublier Dieu. C’est pourquoi je voudrais construire à Kiang-ning un très grand temple comme il n’en a encore jamais existé dans tout notre empire.

J’y ai beaucoup réfléchi et j’ai également choisi avec soin l’endroit où il doit s’élever ainsi que les pierres dont il sera fait. Je veux voir si un de mes architectes est capable de faire un dessin ressemblant à l’image qui se dresse devant mes yeux. »

Et Hou-Tschou fit venir les architectes les plus habiles ; il les informa de ses intentions et leur demanda de faire des croquis. Mais rien de ce qu’ils lui soumettaient ne parvenait à le satisfaire. Alors il fit proclamer dans tout le pays que quiconque apporterait le plan exact du futur temple serait largement récompensé.

Des dessins en noir et en couleur affluaient de toutes les régions. Ils représentaient une pagode de forme tellement modifiée que l’oeuvre ne pouvait plus prétendre à la beauté, ou bien ils se fondaient sur la forme des maisons d’habitation richement peintes et ornées. Mais cela non plus n’était pas du goût du souverain.

Il était incapable de donner la description de ce qui se dressait devant son oeil spirituel. Dès qu’il commençait à en parler, l’image s’effaçait, et l’auditeur ne savait comment exécuter ce que Hou-Tschou décrivait.

Or, arriva le jour où l’on annonça à Lao-Tseu un homme porteur d’une lettre de Fu-Tseu. Le lama supérieur écrivait que le messager était un homme d’un grand savoir, qui était venu de très loin jusqu’au monastère de la montagne. Ils auraient aimé le garder, car on pouvait apprendre de lui bien des choses. Mais l’homme avait voulu continuer sa route et ne s’était pas laissé retenir. Il n’avait pas dit où il voulait aller et il donnait même l’impression de l’ignorer. Fu-Tseu l’avait alors adressé au lama de tous les lamas, pensant que celui-ci pourrait peut-être l’aider.

Lao-Tseu examina l’homme. Il était haut de taille et élancé, et ses membres étaient souples. Sa chevelure, portée à la manière des Tibétains, encadrait un visage noble au teint clair.

Son habit, d’une étoffe solide, était propre, mais entièrement différent de ceux que l’on portait dans l’Empire du Milieu ou au Tibet. Des pantalons longs et étroits lui descendaient jusqu’aux chevilles, lui entouraient les jambes et montaient jusqu’à la naissance des bras. Par-dessus, l’homme portait une courte camisole de même étoffe. Celle-ci épousait également les formes du corps. Les plis d’un manteau ample et très long couvraient l’ensemble. Sa tête n’était pas couverte.

« Comment t’appelles-tu ? » demanda Lao-Tseu à l’hôte.

« Appelle-moi Haï-Wi-Nan, ce sera bien ainsi », répliqua l’homme d’une voix étrange et gutturale.

« D’où viens-tu ? », continua Lao-Tseu.

« Je te le dirai lorsque tu auras toi-même répondu à ma question ; tout dépend de ta réponse. »

Le lama se rendit aussitôt compte qu’un destin particulier marquait cet homme. D’un signe de la tête, il acquiesça.

« Dis-moi, de quel pays tes ancêtres étaient-ils originaires ? »

« Mon père appelait ce pays Tarim, mais j’ignore s’il a retenu le nom exact, et je ne sais pas où se trouve ce pays. »

Alors l’étranger se jeta à genoux et saisit l’ourlet du vêtement de Lao-Tseu.

« Ainsi, je suis enfin arrivé au but ! », s’écria-t-il ravi. « Moi aussi, je viens de Tarim, que de hautes montagnes séparent du Tibet. Je devais chercher celui dont les ancêtres ont quitté notre pays pour qu’un dispensateur de Vérité puisse être de nos jours donné à l’Empire du Milieu. Que le Très-Haut soit remercié d’avoir permis à mes yeux de te voir. »

« Et pourquoi devais-tu me chercher, Haï-Wi-Nan ? » s’informa le lama, mais son âme savait déjà qu’une fois de plus un instrument envoyé par Dieu se trouvait devant lui.

« Je dois construire dans ce pays un temple de Dieu, du Tout-Puissant, comme il en existait autrefois dans le nôtre. Il doit être magnifique et somptueux. Regarde le dessin ! »

A ces mots, l’homme de Tarim tira un rouleau de son vêtement et le déploya. Lao-Tseu ne put retenir une exclamation de surprise et de joie. Ce qu’il voyait là était la silhouette du temple souvent aperçu au loin, certaines nuits, bien haut dans les jardins éternels ; ce devait être une copie très exacte de l’éminente construction.

« Cela te plaît ? » demanda l’homme tout heureux. « Me sera-t-il permis de le construire ? »

« Allons de ce pas voir l’empereur. Je suis certain qu’il te souhaitera la bienvenue de tout coeur. »

Ils allèrent voir l’empereur qui en crut à peine ses yeux en voyant sur le parchemin l’image qu’il avait vue sur le plan spirituel. Lao-Tseu raconta d’où l’homme venait et comment il était arrivé jusqu’à eux. « Tu dois commencer la construction sans tarder, Haï-Wi-Nan », dit le souverain avec joie. « Cherche des aides et des manoeuvres, exige la somme qu’il te faut pour ton oeuvre et ne lésine pas, mais surtout fixe aussi ton salaire. »

« Si je construis en ce lieu, c’est par ordre du Très-Haut. Pouvoir Le servir est déjà mon salaire. Donne-moi un logement quelque part et de quoi vivre. Je t’en serai reconnaissant, je n’accepte pas davantage. »

Pour le moment, Hou-Tschou ne voulut pas insister de peur que l’étranger ne reparte. Plus tard, peut-être serait-il possible de lui parler d’un salaire bien mérité. Il lui fit donner un logement au palais pour qu’il soit toujours accessible lorsque l’empereur désirerait lui parler. Puis il le conduisit personnellement à l’emplacement choisi pour le Temple. Mais l’architecte secoua la tête.

« Le Temple de Dieu doit être isolé, il ne doit pas être enserré par des maisons au milieu de l’agitation quotidienne », dit-il avec fermeté. « Permets que je te montre un emplacement que j’ai remarqué hier en arrivant. »

Et il conduisit Hou-Tschou et Lao-Tseu dans une palmeraie en dehors de la ville. Il ne se rendait nullement compte qu’il obligeait par là l’empereur, qui aimait se faire porter en litière, à marcher.

Au début, Lao-Tseu pensa faire venir des chevaux, mais lorsqu’il vit Hou-Tschou, dans son ardeur, suivre tout naturellement l’étranger, il y renonça et s’en réjouit.

Ils étaient à présent arrivés à l’emplacement désigné par Haï-Wi-Nan. C’était une grande place dégagée, presque circulaire, dans la forêt. De hauts palmiers inclinaient leurs cimes, un petit ruisseau murmurait non loin de là. Et, chose étrange, la grande place était ceinte de hautes pierres solides. Elles se dressaient, droites et irréductibles, comme encastrées dans le sol.

« Est-ce que l’emplacement te plaît, Empereur ? » demanda Haï-Wi-Nan.

Hou-Tschou donna une réponse affirmative. Il semblait sous l’effet d’un charme. Tout ce qu’il avait vu en esprit était en train de se réaliser. Il ne savait pas qu’un endroit correspondant aussi parfaitement au modèle spirituel existait aussi près du palais.

Quant à Lao-Tseu, il connaissait l’endroit pour y être souvent venu lorsque son âme aspirait au calme et au silence.

On prit rapidement toutes les dispositions nécessaires, et bientôt une activité incessante régna dans la clairière. Depuis des carrières lointaines, avec le secours des aides essentiels, on amena des pierres de valeur et on les mit en place.

Grâce à leurs aides essentielles, les hommes apprenaient la façon dont ils devaient exécuter le travail. Ils eurent bientôt vaincu toute appréhension et ils travaillèrent ensemble avec joie.

Selon les indications de Haï-Wi-Nan, des artistes oeuvraient sans cesse dans le pays entier en vue de préparer l’indispensable décoration du Temple.

De nouveau, l’immense empire vibrait en une inlassable activité. Chacun voulait contribuer à rendre l’oeuvre digne, chacun voulait participer aux travaux. L’activité faisait naître la joie et la bonne humeur. Le temps manquait pour les disputes mesquines et la paix régna tout au long des années de la construction du Temple.

Se rendre en ces lieux était pour Hou-Tschou la meilleure détente après les délibérations avec ses mandarins. Le plus souvent, il y allait à pied, comme la première fois. Un jour, Lao-Tseu lui demanda pourquoi il ne préférait pas monter à cheval, et le souverain répondit presque confus :

« Cela me paraît prétentieux d’aller autrement qu’à pied vers l’endroit où doit s’élever le sanctuaire de Dieu. »

Évidemment, tous ceux qui l’accompagnaient durent eux aussi renoncer aux chevaux et aux litières.

Tous les sept jours, Haï-Wi-Nan faisait interrompre le travail. C’était là chose nouvelle dans l’Empire du Milieu, et Lao-Tseu non plus ne l’avait pas vu faire au Tibet. Il demanda à l’architecte la raison de cette manière d’agir. Et celui-ci expliqua que Dieu l’avait ordonné à son peuple. Tout travail devait s’arrêter le septième jour afin que l’âme des êtres humains puisse chercher la force d’en haut. C’est pourquoi les heures de recueillement étaient particulièrement longues et solennelles ce jour-là.

Cela plut au lama, et il demanda à l’empereur si, dans l’Empire du Milieu, on ne devrait pas également instituer un jour de repos. Hou-Tschou fut tout de suite d’accord. La chose était déjà commencée puisque, de toute façon, tous ceux qui étaient employés à la construction du Temple pouvaient déjà célébrer ce jour de repos.

Le peuple se réjouit de cette innovation qui offrait aussi aux plus pauvres une journée pour vivre à leur convenance. Certes, ils comprenaient que ce temps devait être avant tout consacré à Dieu, mais au fond, ils ne voyaient là qu’un jour de repos pour eux. Ce n’était pas exactement ainsi que Lao-Tseu l’avait imaginé. Cependant, il se rendit compte que, dans ce cas, l’emploi de la force n’était pas indiqué. Il fallait amener lentement les gens à un meilleur discernement.

Les nobles, cependant, éprouvaient de l’amertume. Le peuple misérable pouvait maintenant se promener le septième jour dans les jardins et les parcs !

Au fond, les nobles n’approuvaient pas toujours tout ce qui se passait à l’époque dans l’immense empire. Autrefois, sous les anciens empereurs, c’étaient eux qui décidaient de tout : ils avaient été au centre de tout. Leurs ancêtres avaient été puissants, et personne ne s’était occupé des gens du peuple.

Seules les paroles de Lao-Tseu qui disait que, devant Dieu, ni le rang ni la noblesse n’importaient, mais uniquement l’état d’âme, avaient produit un changement. Hou-Tschou avait accueilli cette doctrine de fort bon coeur. De tout temps, il s’était considéré comme l’empereur du peuple et ne s’était pas soucié de la place occupée dans la société. A présent, toutes ses lois ne visaient qu’à rendre le peuple content, gai et civilisé.

Dès que les mandarins se retrouvaient entre eux, ils disaient ouvertement qu’il serait préférable que le peuple demeurât inculte et sans savoir vivre. Les indispensables distances étaient ainsi mieux respectées.

Qu’un Sindhar, dont on ignorait tout, sauf qu’il racontait dans les rues et sur les marchés des fables pour de l’argent et des dons, ait ses entrées chez le souverain, qu’il ait pu voyager comme l’ami intime du lama de tous les lamas, voilà qui était le début de la perdition ! Là où cessait le respect des supérieurs commençait la déchéance d’un peuple.

Souvent, les nobles de Kiang-ning s’étaient réunis en secret ; ils ne voulaient pas fomenter de subversion, mais le fait de s’expliquer avec des sympathisants les soulageait. Parfois, se joignaient à eux des mandarins venus de l’extérieur et que le service appelait à la cour impériale. Les résidents espéraient apprendre d’eux qu’en province la situation était meilleure et que les idées nouvelles n’y étaient pas encore mises en pratique.

Cependant, la présence de Lao-Tseu dans le pays et l’influence silencieuse qu’il exerçait continuellement en tout lieu sans avoir besoin d’être présent avaient permis aux idées nouvelles de s’implanter partout victorieusement.

VIII

Lors de son dernier voyage, Lao-Tseu montait à cheval comme un jeune homme. Il ne ressentait pas la fatigue de l’équitation car son esprit était, comme à l’accoutumée, occupé d’autre chose. Pour son voyage, il s’en remettait à une direction supérieure et se laissait guider.

Partout où il arrivait, sa présence semblait particulièrement indispensable. Il devait séjourner pendant des semaines dans maintes régions pour tirer des erreurs au clair, supprimer des anomalies ou prendre de nouvelles dispositions.

Il ne s’agissait pas toujours de questions concernant la foi. Bien souvent, il fallait qu’il prenne des mesures administratives pour que les gens vivent en harmonie et trouvent du temps pour s’occuper de leur âme. Pendant ce voyage, son enseignement prit peu à peu sa forme définitive. Ce qu’il annonçait pouvait à peu près se résumer ainsi :

Nous les êtres humains, nous sommes des créatures du Très-Haut que jamais personne n’a vu ni jamais ne verra. Il est très haut au-dessus de nous, mais Il prend part à notre destinée. Il sait si nous nous comportons de façon digne de Lui. Si nous agissons ainsi, Il nous accorde toute l’aide dont nous avons besoin.

L’étincelle d’esprit dont il nous a dotés aspire à remonter vers Lui. C’est pourquoi, au terme d’un parcours terrestre accompli comme il se doit, l’ascension dans les jardins éternels nous est assurée. Mais aucun être humain ne vit qu’une seule fois sur Terre. Il y revient tant qu’il n’a pas abandonné à la Terre tout ce qui appartient au terrestre.

C’est lorsque nous sommes ici-bas que nous devons nous libérer de ce qui est terrestre.

L’étincelle spirituelle enseigne à l’homme comment il doit se conduire pour vivre selon la Volonté du Très-Haut. Celui qui écoute sa voix intérieure se conforme aux Lois de Dieu.

Plus l’homme comprend cela, mieux il apprend « l’action dans la contemplation », c’est-à-dire l’action se trouvant en harmonie avec tout ce qui émane du Très-Haut. L’action intellectuelle de l’être humain, « l’action pour l’action » entrave les effets des radiations divines. Tant que l’homme se croira intelligent, il n’apprendra pas « l’action dans la contemplation », et pourtant c’est elle qui apporte la plus grande félicité.

Mais que personne ne suppose que c’est là une intervention en faveur de la paresse. Seul celui qui s’occupe inlassablement de son travail, peu importe lequel, peut subsister devant les yeux perçants du Très-Haut.

Il faut que nous vivions de l’intérieur vers l’extérieur, et non de l’extérieur vers l’intérieur.

Plus Dieu se manifeste à nous, plus nous devenons petits.

Tout en annonçant, exhortant, enseignant et corrigeant, Lao-Tseu était arrivé au bord de la mer. Les vagues mugissantes faisaient encore la même impression puissante sur son âme que pendant sa jeunesse. Ici, le caractère sublime de Dieu et Sa Toute-Puissance se révélaient à lui avec une force extrême. C’est pourquoi il s’y sentait toujours particulièrement attiré. Toutefois, il ne s’était rendu dans cette région qu’au moment où le messager lumineux de Dieu lui avait indiqué que le temps en était venu.

Il y trouva la paix et l’harmonie. Le mur construit avait jusqu’ici rempli sa fonction et écarté les espions étrangers. Mais, à certains endroits, il commençait à s’effriter. Il ne résisterait plus longtemps aux assauts des tempêtes marines.

Avec les hommes de la région, Lao-Tseu réfléchit à la question. Ils parvinrent à la conclusion qu’il suffirait d’améliorer la construction des tours de guet. En instituant ensuite une surveillance régulière de la côte, on pourrait tranquillement laisser tomber le mur en ruine, le pays serait néanmoins en sécurité.

« A présent que nous, nos enfants et les enfants de nos enfants en connaissent l’enjeu, tous s’astreindront à une stricte surveillance », dit un ouvrier grisonnant. « Malheur à l’étranger qui oserait pénétrer dans notre pays ! »

Nulle part dans le pays on ne trouvait de kaolin aussi merveilleux et aussi fin qu’ici. Les coupes étaient fines et transparentes et, récemment, les hommes avaient appris de leurs petits amis à mélanger les couleurs directement à la terre, de sorte que maintenant des objets d’une teinte délicate pouvaient prendre forme.

Lao-Tseu se rendit compte que cet art émanait d’âmes pénétrées de paix car de telles oeuvres pouvaient uniquement naître là où régnait l’harmonie.

Le lama ne quitta cette région qu’à contre-coeur pour se diriger vers le Sud-Ouest du pays. La veille de son départ, un homme habillé avec simplicité vint le voir pour lui demander de l’admettre comme élève. Lao-Tseu n’avait encore jamais réuni d’élèves autour de lui comme le faisaient d’autres sages. A ce moment-là encore, cela lui répugnait. Son enseignement s’adressait à tous, ses paroles cherchaient à entrer dans l’âme de tous ses auditeurs. Et cependant, quelque chose en cet homme encore très jeune l’attirait. Il convoqua le solliciteur pour le lendemain et, pendant la nuit, il présenta sa requête au messager lumineux de Dieu.

« N’as-tu encore jamais songé à te former un successeur ? » fut la réponse surprenante qu’il reçut.

Le lama dit qu’il n’y avait pas songé.

« Je croyais cela superflu. Je pensais que le Très-Haut enverrait en temps utile un lama qui pourrait remplir mes fonctions. »

« Le Très-Haut t’ordonne par ma bouche de prendre Tschuang avec toi et de semer ton enseignement dans son âme déjà préparée, car il portera des fruits. »

Grande fut la joie de Tschuang lorsque Lao-Tseu lui permit de l’accompagner dorénavant. La surprise de Lao-Tseu fut plus grande encore en constatant que chaque parole qu’il prononçait était accueillie avec une compréhension totale.

L’élève devint avec le temps un ami intime auquel il pouvait se fier entièrement. Les rapports entre Tschuang et Wuti prirent également une tournure agréable.

Plus la colonne de Lao-Tseu se rapprochait du Sud-Ouest, plus s’y faisaient sentir les traces de l’influence néfaste de l’hérétique qui, récemment, avait subi le châtiment de Dieu. Sa doctrine s’était même propagée parmi les prêtres du Très-Haut de sorte qu’ils prêchaient davantage la « vertu » que Dieu.

Cependant, par « vertu », ils entendaient uniquement les capacités aptes à procurer à l’être humain crédit et pouvoir. Perfectionner et développer ces capacités, mais surtout l’intellect, était leur tâche la plus noble.

Où que Lao-Tseu allât, il lui fallait combattre cette opinion erronée, il devait soutenir des discussions et entrer dans des joutes oratoires, lui qui n’aurait aimé que maintenir la paix ! Mais il n’était pas possible d’agir autrement. Avec la simple volonté d’instruire, on ne pouvait remédier au mal. Avant de promulguer une interdiction, il fallait tâcher de convaincre quelques-uns de son bien fondé.

C’est alors que Tschuang se montra d’un grand secours, il essayait d’éviter autant qu’il le pouvait toute contrariété à son maître. Il cherchait querelle aux prêtres pour pouvoir au moins exprimer son opinion et combattre ce qui était erroné. Comme il avait de cette façon préparé une ouverture vers ce qui était plus juste, Lao-Tseu n’avait alors qu’à intervenir personnellement pour blâmer, annoncer et enseigner.

Malgré tout, c’était un triste travail. Lao-Tseu aussi bien que Wuti et Tschuang ressentaient que les véritables propagateurs acharnés de l’hérésie propagée de si bon coeur par les prêtres demeuraient cachés. Les sages ne réussissaient pas à les approcher. Lao-Tseu suppliait Dieu en vain de lui montrer un chemin permettant de combattre ces ennemis cachés. Mais il n’était pas dans la Volonté de Dieu de prendre des mesures énergiques à ce moment-là, et Lao-Tseu se soumit.

Le lama séjournait déjà depuis plus de deux ans dans cette région fertile et belle qu’il n’avait que peu connue jusqu’alors. Il ne voyait aucune possibilité de quitter ce lieu car les résultats obtenus étaient faibles, très faibles.

Puis une nuit, son âme reçut cet appel :

« Retourne à Kiang-ning, Hou-Tschou se prépare à retourner dans l’au-delà. Laisse Wuti et Tschuang sur place, ils continueront ton oeuvre, mais toi, chevauche par le chemin le plus court vers la capitale. »

Et Lao-Tseu fit ce qui lui avait été ordonné. Son coeur devenait lourd lorsqu’il songeait à Hou-Tschou et à leur séparation imminente. Le prince Han était certes digne de succéder à son père. Extérieurement, par le faste de son empire, sa puissance et son aspiration à accroître cette puissance, il dépasserait son père. Mais il lui manquait la fine insertion dans les Lois divines et la compréhension des nécessités profondes de son peuple.

IX

Avait-on déjà connaissance de la perte qui menaçait le pays ? Un soir, accompagné seulement de Laï, Lao-Tseu entra à cheval à Kiang-ning et alla directement dans ses appartements au palais. Les serviteurs le saluèrent avec joie, et Haï-Tan accourut lui aussi dès l’annonce de son arrivée.

« Comment va l’empereur ? » s’informa le lama. Haï-Tan l’assura qu’il jouissait d’une santé excellente.

« Il est seulement plus grave qu’il n’était jadis », ajouta-t-il. « Les ans en sont certainement la cause. »

Le lendemain, lorsque Lao-Tseu se trouva en face du souverain, il vit combien le lien qui retient l’âme au corps s’était relâché, et dès les premières paroles, il comprit que l’empereur le savait également.

« Ainsi, mon ami, tu arrives tout de même à temps pour aider mon âme fatiguée à se détacher de la Terre », s’écria le souverain. Comme je m’en réjouis ! Je voudrais encore discuter de tant de choses avec toi et te les recommander. » Sans perdre de temps, les amis s’absorbèrent dans les sujets qui préoccupaient l’empereur. Il ne craignait pas que son fils dirige l’empire dans une autre voie. Mais il se rendait compte lui aussi que Han profiterait de chaque occasion pour élargir les frontières du pays, même au détriment de la paix.

« Je crois qu’après ces longues années de calme extérieur, il se languit de faits d’armes et de combats », dit l’empereur avec regret.

Hou-Tschou désirait surtout que le Temple de Dieu, qui allait être achevé, ne soit pas négligé.

« J’ai bien peur que Han n’éprouve pas la même joie que moi à poursuivre l’oeuvre que j’ai commencée. Cependant, le premier de tous ses devoirs est de faire achever la construction. Je le lui ai dit à titre de legs sacré, mais je te le dis à toi également pour que tu l’y exhortes. »

Puis il formula toute une série de voeux pour le bien du peuple, mais ils étaient prévus pour une époque si lointaine que Lao-Tseu ne put s’empêcher de sourire.

« Hou-Tschou, crois-tu que je te survivrai longtemps ? Nous sommes presque du même âge. Mes années ici-bas sont comptées, et j’ai moi aussi la nostalgie de ma Patrie. »

C’est alors que l’empereur comprit qu’il avait lui-même totalement oublié de prendre en compte le décès du lama. Il avait espéré que le sage resterait encore longtemps aux côtés de Han.

« Tant que le Très-Haut aura encore besoin de mes services sur Terre, je resterai ici, mon Empereur », dit Lao-Tseu à titre de consolation, et l’empereur se laissa calmer comme on apaise un enfant.

Peu de jours après, tout ce que le souverain avait à coeur avait été abordé. Dès qu’une chose avait été dite, elle perdait toute importance pour lui. Tous les liens terrestres se détachaient de lui. Son âme se libérait pour prendre son essor vers les hauteurs.

Lao-Tseu lui demanda s’il désirait donner encore une grande réception. Surpris, Hou-Tschou dévisagea son interlocuteur.

« Crois-tu que je doive prendre solennellement congé de tous ? » demanda-t-il. « Ils garderont un meilleur souvenir de moi si je ne me présente pas devant eux comme un mourant. Mais toi, mon ami, promets-moi que tu resteras avec moi le peu de temps que je demeurerai encore sur Terre. »

Le lama le promit volontiers. Une paix infinie entourait le vieux souverain. Des esprits bienheureux, des figures venues d’autres royaumes approchaient. Ils saluaient cette âme en train de partir. La lumière et la clarté l’entouraient. Le plus souvent, les amis demeuraient silencieux ensemble et écoutaient ce que les messagers du Très-Haut annonçaient.

C’était à l’heure du coucher de soleil. Lao-Tseu avait ouvert la fenêtre pour que l’empereur respire plus facilement. Tous deux s’étaient assis de façon à voir au-dessus des cimes des arbres le ciel doré par le soleil couchant.

Il leur sembla alors qu’avec le souffle du vent un chant qui n’appartenait pas à la Terre pénétrait dans la pièce. Il devenait de plus en plus fort et résonnait comme un hymne puissant. Lao-Tseu se souvint des chants merveilleux entendus jadis au monastère de la montagne.

Subitement, l’or accentua sa couleur, il sembla jaillir en faisceaux du fond de lui-même pour dessiner comme une large route de haut en bas. Tous deux regardaient ravis, ils osaient à peine respirer.

« ô Toi, le Très-Haut, m’est-il permis de voir Ta splendeur ? » murmura Hou-Tschou, et il tendit les bras vers tout cet éclat céleste.

Et, au même instant, Lao-Tseu s’exclamait presque trop haut :

« Le visage qui m’est apparu à chaque point culminant de ma vie ! Je le revois ! Sois remercié, Très-Haut, qu’il me soit permis de Te voir en Ton fils sacré ! A présent, je sais qui m’a appelé. »

La clarté du ciel se ternit. La nuit tomba…

En entrant dans l’appartement pour allumer les petites lanternes, les serviteurs trouvèrent empereur et lama dans les grands fauteuils près de la fenêtre. Leurs âmes étaient parties ensemble dans les royaumes lumineux.