Le Fils de l’Homme

Mahomet Mohammed

I

Enfin, l’enfant Mohammed et son oncle Abu Talib arrivèrent le soir au monastère, situé en Syrie, dans une plaine fertile au milieu de vergers en fleurs. Des moines portant une longue robe brune ceinte d’une corde blanche s’occupaient des arbres et des massifs.

Les moines conduisirent les visiteurs à l’intérieur du monastère où une chambre avait été préparée pour accueillir Abu Talib.

Un lit fut rapidement installé pour l’enfant et on leur apporta une collation. Ensuite, les frères se retirèrent et les laissèrent tous deux livrés à eux-mêmes.

Le lendemain matin, l’oncle conduisit Mohammed devant le supérieur du monastère. Le prieur Paul était un homme encore jeune, aux yeux ardents et aux traits bien marqués ; il observa attentivement le garçon.

Un très vieil homme, le père Benjamin, entra et se mit à interroger Mohammed :

« Quelle est ta croyance, mon fils ? »

« Je suis de ceux qui croient qu’il faut aider les fétichistes. »

« Tu as mal compris la question du père. Il voulait savoir quelle est ta croyance : es-tu païen, juif ou chrétien ? » intervint son oncle.

« Je ne suis rien » répliqua calmement Mohammed

Le prieur poursuivit :

« Tu es né et tu as été instruit dans une certaine religion. Tu es donc de cette religion, n’est-ce-pas, mon fils ? »

Mohammed secoua la tête et affirma :

« Je suis né chrétien, mais je n’ai encore jamais rencontré de vrais chrétiens. Ensuite, j’ai grandi parmi les juifs. Mes maîtres étaient juifs mais, en classe, il y avait également des fétichistes. Je ne suis pas chrétien, et je n’ai aucune envie d’être juif, car leur croyance est tronquée et ne peut plus progresser. Alors, j’ai trouvé Dieu tout seul. Maintenant, je peux simplement dire : je suis Mohammed, qui croit en Dieu ! »

L’embarras d’Abu Talib ne cessait de croître, mais le prieur, qui regardait Mohammed avec bonté, lui dit :

« Si tu es vraiment ce que tu dis, si tu l’es de toute ton âme et de toutes tes forces, alors c’est bien. Reste toujours Mohammed qui croit en Dieu, jusqu’à ce que tu trouves mieux. »

Le père Benjamin s’adressa de nouveau au garçon :

« A quoi as-tu reconnu que celui que tu as trouvé est vraiment Dieu ? »

La réponse fusa comme un éclair :

« A Sa Grandeur et à Sa Toute-Puissance. »

En prononçant ces mots, Mohammed se sentit littéralement transporté vers les hauteurs. Il en eut le vertige. D’immenses espaces s’étendaient devant lui et il était entouré de clarté.

« Écoute, Mohammed, étant donné que tu dis toi-même n’avoir jamais encore eu l’occasion de faire connaissance avec des chrétiens, nous t’offrons cette possibilité. Reste avec nous au monastère et tu pourras apprendre ce que nous savons. »

« Es-tu d’accord pour que je reste ? » demanda Mohammed à son oncle qui acquiesça.

« Alors, c’est bien volontiers que je reste avec vous au monastère. »

Et Mohammed se retrouva dans une petite cellule qui devait désormais lui servir de lieu de séjour.

Après qu’un examen eut montré qu’il avait déjà reçu une excellente formation à l’école du Temple de La Mecque.

On ne tarda pas à l’appeler « le petit docteur de la loi », ce qui avait le don de l’irriter. En effet, il n’avait pas le désir d’être expert dans les écritures, car il lui semblait bien plus important d’être expert dans l’art de vivre.

Étant donné que les autres devaient consacrer une grande partie de la journée à l’apprentissage pénible d’un savoir qu’il possédait déjà, il fut décidé que, dans ses moments de liberté, il aiderait le jardinier.

Ce fut une grande joie pour l’enfant si proche de la nature. Il prenait sur son sommeil pour pouvoir passer le plus de temps possible au jardin. On lui confiait maints travaux convenant particulièrement à ses mains d’enfant, et tout ce qu’il touchait prospérait.

Les jours où la pluie trop forte lui interdisait de sortir, il travaillait dans sa cellule à une tâche qu’il s’était lui-même imposée : il relevait les dogmes du judaïsme qui lui semblaient avoir trouvé leur accomplissement dans le christianisme. Il ne tarda pas à découvrir des contradictions entre les deux.

Il avait été autorisé à demander des explications sur tout ce qui ne lui semblait pas clair. L’une des premières questions concernait la mort du Christ sur la croix.

« Pourquoi le Tout-Puissant a-t-Il permis que Son Fils fût assassiné ? » demanda-t-il avec insistance.

Les moines se regardèrent, bien embarrassés. L’un d’entre eux lui reprocha une telle façon de penser.

« Tu ne dois pas parler de meurtre dans ce cas », dit-il. « Jésus-Christ est mort pour délivrer l’humanité de ses péchés. »

« Je ne le crois pas », répliqua catégoriquement le garçon. « Le Fils de Dieu a apporté le salut aux hommes par Sa présence et Sa Parole. Sa mort n’a fait qu’accroître leur faute de façon monstrueuse. Je peux comprendre que le Seigneur n’ait pas voulu empêcher les hommes de sombrer dans l’abîme. Ils étaient trop mauvais à Ses yeux. Mais il est incompréhensible et incompatible avec Sa nature qu’Il ait permis le sacrifice de Son Fils. »

« Il y a encore bien des choses que tu ne comprendras pas », fut la réponse peu satisfaisante du prieur.

Mohammed n’était donc pas plus avancé et il tenta une fois de plus de trouver la réponse tout seul. Parfois lui venait la tentation de se dire :

« Ne t’en fais donc pas ! Laisse de côté tout ce que tu ne comprends pas. Vis joyeusement le jour comme il se présente et ne l’assombris pas toi-même par des réflexions qui ne sont pas de ton âge. »

Il s’en serait fallu de peu qu’il ne cède à ces voix qui le poussaient intérieurement, mais son âme conservait de façon encore trop lumineuse et trop vivante l’image de ce qu’elle avait vécu. Il devait continuer à chercher.

Une parole prononcée par un jeune père jeta quelque clarté dans le tourbillon de ses pensées tumultueuses. Ce jeune maître expliqua un jour aux élèves la nécessité de la discipline monacale. Sans elle, chacun ferait ce qui lui plaisait. En effet, le Créateur avait bien donné le libre arbitre aux humains pour qu’ils se comportent selon leur propre vouloir, mais comme l’homme n’était pas capable de l’utiliser dans le bon sens, il fallait qu’il soit soumis à une discipline terrestre.

Le mot « libre arbitre » mit le feu aux poudres. Mohammed eut grand-peine à ne pas poser d’autres questions à ce sujet pendant le cours. Mais, à la fin de la leçon, il alla trouver le père et posa des questions qui témoignaient d’une vie intérieure éveillée.

Le moine fit des efforts sincères pour apaiser l’âme du garçon. Il n’avait jamais pris en compte semblables considérations, mais il pouvait se mettre à la place de Mohammed et pénétrer dans le monde de ses, pensées.

« Pense donc, père, » s’écria Mohammed avec enthousiasme, « le libre arbitre est l’un des plus grands dons que Dieu ait faits à l’humanité ! Si nous l’utilisons comme il se doit, nous pouvons nous élever très haut ; sinon, nous resterons toujours prisonniers. »

Le maître ne répondit pas. Ces pensées étaient trop élevées. Mais le garçon poursuivit :

« Donc, Dieu n’est pas intervenu quand le Christ fut assassiné parce qu’Il voulait laisser les hommes vivre les conséquences de leur libre arbitre. Il se situe vraiment bien au-dessus de notre entendement humain ! Et moi, pauvre fou, je voulais justement Lui adresser un reproche à ce sujet ! »

« Réfléchis à ce que tu dis, mon garçon ! Comment peux-tu te permettre de parler ainsi du Très-Haut ! » dit le maître, qui était en colère parce qu’il ne parvenait plus à suivre le cours des pensées du jeune homme.

« Je regrette simplement ce que j’avais pensé jusqu’à maintenant », dit Mohammed pour toute défense.

Puis il se tut. Tant de connaissances l’assaillaient intérieurement qu’il parvenait à peine à en venir à bout.

Le père alla trouver le prieur pour lui faire part de cet entretien.

« Je t’ai déjà dit, Père Jacques, que Mohammed est un garçon peu ordinaire », répondit celui-ci en souriant. « Tu ne peux pas exiger que l’esprit d’un enfant qui reçoit de grandes choses réagisse comme le ferait celui d’un homme mûr. Ne l’intimide pas, sinon il perdra la confiance qu’il a en toi et en nous, ce serait regrettable, car nous ne pourrions pas observer ce qui se passe en lui. »

Toutefois, à la suite de cet entretien, le prieur décida de prendre lui-même en main l’éducation et la formation du garçon. Il lui accorda chaque jour une heure pendant laquelle ce dernier pouvait travailler tranquillement auprès de lui ou lui poser toutes les questions qu’il voulait.

Cela plut à Mohammed qui profita au mieux de l’occasion qui lui était offerte. Plus le prieur se montrait indulgent envers lui, plus les questions surgies du fond de l’âme de l’enfant étaient hardies.

Le prieur Paul ne lui reprocha jamais aucune audace d’expression, mais il n’avoua jamais non plus qu’il n’était pas capable de suivre l’envol de son élève.

Mohammed lui avait permis depuis longtemps de prendre connaissance de ses manuscrits, et le prieur était surpris de voir la clarté avec laquelle le garçon avait relevé les différences existant entre les deux croyances.

Plus d’une année s’était écoulée ainsi.

Un jour, le prieur Paul demanda :

« Dis-moi, Mohammed, maintenant que tu connais de fidèles chrétiens et que tu as comparé notre enseignement à celui des juifs, lequel des deux t’attire-t-il le plus ? Voudrais-tu être chrétien ou juif ? »

« Ni l’un ni l’autre », reconnut honnêtement Mohammed. « Le judaïsme était magnifique à ses débuts, mais ensuite les hommes l’ont altéré, et il a cessé d’évoluer parce que ces insensés attendent toujours le Messie au lieu de reconnaître qu’Il est déjà venu sur Terre. Maintenant, le judaïsme ne pourra plus jamais progresser. Il s’est lui-même coupé de la vie. »

« Et le christianisme ? » reprit d’un ton encourageant le prieur qui avait apprécié l’exposé du jeune garçon. « Comment vois-tu le christianisme ? »

« Comme le prolongement du judaïsme », répondit Mohammed pensif. « Il a reconnu le Messie, mais il n’utilise pas cette connaissance dans le bon sens. »

« Que veux-tu dire par là, mon garçon ? » s’enquit le prieur horrifié.

Il avait écouté avec un semi-amusement l’opinion défavorable du garçon en ce qui concernait la foi juive mais, maintenant qu’il s’exprimait de la même façon au sujet du christianisme, i1 ne pouvait plus se taire. Toutefois, Mohammed poursuivit tranquillement :

« Vous avez reconnu que le Christ était le Fils de Dieu venu apporter le salut, mais à présent vous vous battez pour savoir lequel d’entre vous L’a vraiment reconnu. Vous faites de cette connaissance une question intellectuelle au lieu de rester dans le domaine de l’esprit. Au lieu d’aspirer à vous élever grâce à la Vérité qu’Il a apportée, vous n’avancez pas et vous laissez la Vérité glisser entre vos doigts jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. »

Le ton et le langage n’étaient plus ceux d’un enfant.

Surpris, le prieur regardait celui qui osait lui dire des choses pareilles. Comment cela était-il possible ? Pas un instant il ne vint à l’idée de cet homme que, si Mohammed devait être un messager de Lumière, il pouvait aussi lui apporter à lui, le prieur si avisé, Lumière et Vérité. Comme il avait envie d’en entendre davantage, il demanda :

« Quelle est, selon toi, la juste croyance si tu rejettes aussi bien le judaïsme que le christianisme ? »

« J’y ai maintes fois réfléchi », répondit Mohammed au grand étonnement du prieur. « Il faudrait essayer de faire passer le judaïsme dans le christianisme tout en le spiritualisant, car la foi est affaire d’esprit et non d’intellect. »

Complètement décontenancé, le prieur fixait son interlocuteur qu’il ne pouvait pratiquement plus suivre.

« Cela ne vient pas de toi, mon garçon ! » s’écria-t-il. « Qui t’a dit tout cela ? Qui t’a appris à penser ainsi ? »

« Cela surgit la nuit au plus profond de moi-même lorsque j’ai prié », répondit Mohammed. « Je le retiens parce que je sens que c’est la Vérité. Quand je serai grand, je prierai le Très-Haut de m’aider à trouver la vraie foi, telle qu’elle peut être présentée aux hommes. Alors la force sera inhérente à cette foi, si bien qu’elle conquerra le monde et contraindra tous les humains à s’incliner devant Dieu avec gratitude et respect. »

Profondément ému, le garçon se tut. Mais au lieu de laisser agir sur lui cette sagesse qui n’était pas de ce monde, le prieur voulut en savoir davantage :

« Avec qui as-tu déjà parlé de cela, Mohammed ? »

« Tu es le premier, » répondit celui-ci, « et maintenant, je regrette de l’avoir fait, car tu ne prends pas ce que j’ai dit tel que cela me fut donné. Tu veux toujours comparer tout à ton christianisme au lieu de voir que le Seigneur veut maintenant te donner une connaissance supérieure ! Si, lorsque tu te nourris, tu ne vides pas ton assiette de la nourriture de la veille, comment veux-tu qu’il y ait place pour le nouveau repas ? »

« Prieur Paul, ne crois-tu pas que j’ai été conduit dans ton monastère pour t’indiquer cela ? Le Seigneur utilise parfois un instrument insignifiant pour faire de grandes choses. Écoute-moi, car je sais qu’Il te fait dire ceci par ma bouche : bannis le christianisme intellectuel de ton coeur et de ton monastère, et accueille ce que t’offre l’Esprit ! »

Le prieur considéra avec dédain ce fragile instrument de Dieu.

Mais, cette nuit-là, Mohammed entendit une voix forte l’appeler par son nom qui lui ordonna de quitter le monastère avant l’aube.

II

Un jour, devenu adulte, son ami Waraka lui demanda quelle croyance était la sienne. Pour toute réponse, Mohammed demanda à Waraka en quoi il croyait.

« Je ne peux croire en rien ni en personne », répondit ce dernier. « C’est pourquoi je voulais que tu me dises quelle croyance tu avais choisie parce que je voulais faire comme toi. »

« Mais cela est faux, Waraka ! » lui reprocha Mohammed. « Aucune croyance ne doit être choisie pour faire plaisir à quelqu’un. Le seul fait de pouvoir accepter ou refuser une foi à volonté montre qu’elle n’est pas juste. La foi est conviction, c’est une expérience vécue au plus profond de l’âme. On n’en change pas comme on change de vêtement. On ne peut pas non plus la formuler en termes humains. »

Waraka réfléchit, puis il se rangea à l’avis de son ami.

« Si tu m’expliques les choses de cette façon, je dois dire que j’ai quand même une foi, car je crois en Dieu, le Seigneur, dont tu m’as parlé. J’ai abjuré le fétichisme qui n’a jamais été sacré pour moi. »

« Je crois en Dieu, mon Seigneur », dit Mohammed gravement. « Je crois aussi au Christ, Son divin Fils, venu sur Terre pour ranimer la Lumière qui était presque éteinte. »

« Tu es donc chrétien ! » s’écria Waraka surpris.

« Non, je ne suis pas chrétien ! » se défendit Mohammed presque violemment. « Je ne crois pas que le Christ soit mort pour nos péchés, mais à cause de nos péchés. Il y a là une différence fondamentale. Je ne crois pas non plus que le Christ ait pu accomplir Sa sainte Mission jusqu’au bout. Les péchés et l’ingratitude des hommes L’en ont empêché.

« Il faut que tu m’en dises davantage pour que je puisse comprendre », dit Waraka. « Mais, tout d’abord, que veux-tu dire quand tu affirmes que le Christ est mort à cause de nos péchés ? A cette époque, nous n’étions pourtant pas sur Terre ! »

« En es-tu si sûr ? » répondit vivement Mohammed. « Je peux te dire que moi, en tout cas, j’étais sur Terre à cette époque ! Je vois le Christ suivre Ses chemins. Toutefois, Il n’est pas le personnage doucereux, se consumant dans l’amour universel, comme le représentent les prêtres chrétiens, mais Il est la Force virile et sévère, dispensant amour et miséricorde.

Je vois le Christ élever Ses saintes mains pour bénir et pour secourir, je Le vois, indigné, détourner Son regard de ceux qui s’approchent de Lui sans en être dignes.

J’entends Sa voix, si mélodieuse qu’elle attire irrésistiblement les coeurs ; j’entends aussi cette voix gronder comme un tonnerre lointain pour ébranler le cœur des pécheurs.

Je vois le Christ, le Fils de Dieu, le Très-Saint, qui porte le poids de la Terre ; je Le vois cloué sanglant sur la croix, assassiné ! »

La voix de Mohammed se brisa dans un sanglot. C’était comme si une chose longtemps réprimée voulait soudain se libérer avec force. Il se ressaisit et se tourna de nouveau vers son ami qui l’avait écouté avec une profonde émotion :

« Je vois, j’entends, je sens le Christ tout proche, et je sais qu’il m’a été permis d’être jadis auprès de Lui. Mais, dès que je voudrais continuer à écouter en moi-même, dès que j’ai le désir de savoir ce que j’étais autrefois sur Terre, un voile recouvre ma mémoire ; je n’ai pas encore le droit de savoir. J’ai souvent prié dans le but d’être éclairé, mais ce fut en vain. »

« En quoi cela te serait-il utile de le savoir ? » demanda Waraka après avoir réfléchi.

« Je pourrais peut-être réparer mes fautes de jadis ; je pourrais servir le Fils de Dieu de façon plus consciente. »

« C’est faux, Mohammed », objecta Waraka. « Tu peux faire cela tout aussi bien sans rien savoir. Imagine que tu as été un grand pécheur et que tu cherches à expier ta faute. Je pense que cela devrait t’aider à progresser et à servir de façon consciente. »

« Tu as certainement raison », admit Mohammed. « Tout cela n’est que vaine curiosité, qui ne compte pas devant Dieu. »

III

Quelques années plus tard, Mohammed fut chargé par le prince de se rendre à Jérusalem afin de conclure des accords au sujet des Arabes résidant là-bas. Sa joie de pouvoir connaître la ville dans laquelle le Christ avait oeuvré était si grande qu’il en oubliait presque le but terrestre de son voyage.

C’est en jeune prince, accompagné d’une suite somptueuse, qu’il chevaucha à travers le royaume d’Arabie en direction du Nord. Il fut accueilli partout avec déférence.

On lui présenta de multiples requêtes. Il lui fallut arbitrer des querelles et décider du châtiment des malfaiteurs. Avant de se prononcer, il puisait dans la prière la force dont il avait besoin ; il pouvait ensuite être certain que sa décision serait juste et parfaitement en accord avec les Lois divines.

Enfin, il arriva à Jérusalem ! En apercevant la ville, le savoir maintes fois ressenti au sujet du Fils de Dieu l’envahit irrésistiblement.

« Je me suis déjà trouvé ici avec Lui ! » s’écria-t-il, tandis qu’une émotion intense lui faisait monter les larmes aux yeux. « Peut-être ai-je été l’un de ses disciples ! »

Quand il pénétra dans la ville, cette impression se renforça. Chacune des ruelles les plus anciennes lui paraissait connue. Il lui était pénible d’entrer en grande pompe là où le Christ avait vécu si simplement.

Il aurait préféré confier à quelqu’un d’autre sa mission d’ambassadeur et de représentant du prince, pour partir silencieusement, en serviteur du Fils de Dieu, sur Ses traces.

Le lendemain, ses sentiments changèrent. Juifs et adorateurs d’idoles se battaient pour le lopin de terre sur lequel le Christ avait souffert et était mort. Les chrétiens ne faisaient guère mieux, ils étaient même plus arrogants que les autres. Il en était écœuré.

Il chercha, dans un premier temps, à régler ce dont il était chargé. Il y eut beaucoup de palabres avec les notables qui ne voulaient rien savoir du message du prince.

Mais, à la longue, ils ne purent rester sourds aux arguments précis présentés modestement par le jeune envoyé qui avait su gagner leur coeur et leur confiance.

Ils en vinrent même à lui demander son avis pour leurs propres affaires, et il distribua partout ses conseils, dans la mesure où ceux-ci ne pouvaient porter préjudice à son prince.

Puis vint une période d’attente pendant laquelle la réponse adressée au prince devait être rédigée en termes précis. Les notables étrangers prirent tout leur temps pour accomplir cette tâche.

Chaque jour gagné ainsi faisait le bonheur de Mohammed, car il pouvait faire ce qui lui plaisait. Il échangea ses habits somptueux contre de simples vêtements et suivit les chemins qui lui étaient familiers.

Il alla voir le temple, qui était fermé à ce moment-là parce que juifs et chrétiens se battaient avec acharnement pour sa possession. Ce monument, sacré pour les juifs, présentait les signes du plus profond délabrement.

Mohammed préféra alors se rendre sur les lieux du souvenir se trouvant en plein air. Il trouva le jardin de Gethsémani sans avoir besoin de demander son chemin à quiconque et, dès qu’il l’aperçut, éclata en sanglots.

N’aurait-il pas été l’un de ceux qui n’avaient pas su veiller une heure avec le Fils de Dieu ? Il les voyait tous, sans exception ! Et il décida de passer la nuit à prier en ces lieux. Il s’agenouilla là où les disciples avaient attendu leur maître pendant qu’Il priait.

Il ne lui vint pas à l’idée de fouler l’endroit où le Christ Lui-même s’était agenouillé. Soudain lui vint aux lèvres le nom de « Jésus », et non celui de « Christ » qui lui était pourtant familier depuis l’enfance.

« Jésus ! Mais oui, c’est ainsi que nous disions », murmura-t-il pour lui-même.

Ensuite, ce fut le mot « Maître » qui s’imposa à lui. « Maître, je veux être Ton serviteur. Je veux parler de Toi aux hommes, afin qu’ils croient tous en Toi. C’est aussi une façon d’être l’instrument de Dieu, Ton Père. »

Il pria avec ferveur et, pendant ce temps, se déroula devant lui la vie du Fils de Dieu depuis le jour où il L’avait vu pour la première fois. A nouveau, il les vit tous, entourant le Maître. Un seul manquait, et ce devait être lui.

« Seigneur, Jésus, Maître, » dit-il dans sa prière, « j’ai donc une fois déjà été Ton serviteur. Permets-moi de l’être à nouveau ! »

Et une voix dit :

« Nathanaël, le Seigneur a exaucé ta prière ! Tu es choisi pour être le serviteur du Très-Haut, et par là même tu sers également Ses Fils ! »

Alors, Nathanaël-Mohammed se laissa tomber à terre et toucha du front le sol en signe de serment.

Le jour suivant, il se rendit seul à Béthanie.

Pendant tout ce temps, il faisait l’expérience personnelle du christianisme, mais de façon différente de ce que les hommes enseignaient. Quand il observait les chrétiens et leur façon de croire, une violente indignation montait en lui.

Cela devait changer ! Il fallait de nouveau s’attacher aux paroles du Christ et non aux préceptes que les hommes avaient échafaudés à partir de celles-ci. Quelle façon d’agir présomptueuse et coupable !

Mais, à ce moment-là, quelque chose d’autre se renforça dans son intuition : il avait fait lui-même l’expérience que les hommes ne viennent pas seulement une fois sur Terre. Il savait quand et sous quelle forme il avait jadis servi le Fils de Dieu.

Il était clair pour lui qu’il ne faisait nullement exception au sein de l’humanité. S’il avait déjà vécu auparavant, tous les autres vivaient également plusieurs fois. Il n’avait encore jamais entendu parler d’une chose pareille, mais il en acquit la conviction pour en avoir fait personnellement l’expérience.

Au cours des promenades solitaires qui le menaient toujours plus loin dans le pays qui avait été choisi pour servir de patrie au Fils de Dieu, il poussait toujours plus avant ses réflexions et ses investigations.

Il en conclut que plusieurs vies étaient nécessaires pour réaliser ou pour améliorer ce qu’il n’était pas possible d’accomplir en une seule. Quel est du reste le but de la vie ? Pourquoi sommes-nous venus en ce monde ?

Il devait partir de cette question. Une fois qu’il l’aurait vraiment résolue, tout le reste s’ensuivrait.

Il aurait préféré se libérer de la vie à la cour pour pouvoir rester en pays juif et poursuivre ses recherches. Mais le fait de savoir qu’il était autorisé à être un instrument de Dieu était pour lui une grande compensation.

Vint le jour où les écrits qu’il devait rapporter au prince furent terminés de façon satisfaisante. Rien ne s’opposait donc plus à son départ. Le coeur lourd, il s’arracha à la ville qui lui avait tant donné.

IV

Vers la fin de sa vie, Mohammed profitait du calme dont bénéficiait le royaume pour s’ouvrir à de nouvelles révélations.

Il avait commencé à approfondir les vérités transmises par Jésus. Sur la base de quelques écrits qui circulaient parmi les chrétiens, il essayait de faire revivre les authentiques paroles du Christ, telles qu’elles surgissaient en son âme.

Ce faisant, il eut la surprise de constater que tout ce qu’il avait pris pour de nouvelles révélations qui lui étaient faites avait déjà été donné à l’humanité de la bouche même du Fils de Dieu.

Toutefois, les hommes ne les avaient pas comprises. De même que, dans le désert, le sable recouvre et nivelle tout, de même les pensées des hommes avaient enfoui les paroles célestes et les avaient ravalées au niveau de la matière.

Mais rien, absolument rien de ce qu’il pouvait à présent spirituellement saisir n’aurait dû lui paraître nouveau s’il avait gardé en son âme les paroles de son Maître et s’il avait vécu d’après elles.

Il tentait à présent de redonner leur véritable sens à certaines des précieuses paroles de Jésus avant de les expliquer de façon à ce que les hommes puissent les comprendre.

Il était heureux d’accomplir cette tâche et il imaginait combien le monde serait meilleur si, en toute chose, on suivait l’enseignement de Jésus en prenant Sa vie comme exemple et Ses paroles comme ligne de conduite. Dès lors, que faudrait-il de plus aux hommes ?

Tandis qu’il approfondissait ainsi les écrits, il arriva aussi à l’annonce du Jugement dernier. Devant lui surgit l’Étoile, la messagère céleste qu’il avait été autorisé à contempler dans le désert. Devant son âme surgit l’image de Jésus tel que L’avaient connu Ses disciples. Puis vinrent les images qu’il avait vues auparavant.

Il était clair pour lui que le Fils de Dieu qui viendrait pour juger le monde ne pouvait être Jésus-Christ.

Le Messie n’avait jamais dit : « Je reviendrai ». Il avait toujours employé d’autres termes. La plupart du temps, il avait parlé du « Fils de l’Homme ».

Et tout à coup, Mohammed comprit qui était le Fils de l’Homme. C’était le Fils de Dieu, la Volonté de Dieu, et il lui avait été donné de Le voir ! Quand ce Fils de Dieu viendrait pour juger le monde, l’Étoile apparaîtrait de nouveau dans le ciel.

Il lui fallait à présent parler de cette Étoile et de Celui qu’elle annonçait !

Il se mit donc à décrire tous les vendredis à la mosquée les derniers jours du monde, tels qu’ils se présentaient devant son oeil spirituel.

Il dépeignit le juge des mondes, assis sur un trône d’or, séparant les fidèles des infidèles. Les premiers étaient admis à entrer dans la vie éternelle, dans le Royaume de Dieu, Son Père, et les autres devaient sombrer dans la damnation éternelle.

Tandis qu’il parlait, le prophète devenait voyant et décrivait les images qui défilaient devant son regard intérieur. Un immense bonheur l’inondait alors, mais bien rares étaient ceux qui pouvaient le suivre. La plupart de ses auditeurs ne s’en donnaient d’ailleurs pas la peine, étant donné qu’ils ne voulaient rien savoir d’un Jugement de Dieu.

Ils voulaient entendre parler des joies qui les attendaient dans l’au-delà, ainsi que du repos et de la félicité qui feraient suite à leurs peines et à leurs chagrins. Voilà ce que le prophète devait leur annoncer.

Un jour, Abdallah vint demander à Mohammed d’accéder aux désirs du peuple. Les allocutions qu’il faisait dans la mosquée finiraient par être moins suivies si les gens étaient toujours obligés d’écouter ce qu’ils ne voulaient pas entendre.

« Mais ils doivent l’entendre ! » s’écria Mohammed avec l’impétuosité d’autrefois qu’on ne lui connaissait plus guère. « Il est nécessaire qu’ils le comprennent. Tu ferais mieux de m’aider à convaincre les gens au lieu de te faire l’interprète de leurs opinions erronées. »

Abdallah haussa les épaules :

« Tu verras que tu n’arriveras pas à les contraindre. Il serait plus astucieux de céder en apparence et de leur parler comme ils le désirent. Ensuite, rien ne t’empêchera de parler du Jugement s’il n’y a pas moyen de faire autrement. »

« Je n’ai jamais été partisan de ce qu’on appelle l’astuce, Abdallah », dit le prince plus calmement. « Je suis totalement incapable de prendre des chemins détournés car je sais pertinemment qu’en agissant de la sorte je quitterais le chemin de Dieu. Toutefois, comme je suis Son instrument, j’essaierai de mettre encore plus d’amour dans mes paroles ».

Il prit la chose très au sérieux, se reprochant d’avoir, dans son ardeur, représenté le Jugement dernier de façon trop effrayante pour les âmes des hommes. Peut-être avait-il été trop dur avec eux ? Il chercha donc de nouvelles voies pour leur rendre accessible ce qu’il avait à leur enseigner.

Il commença par dépeindre la bonté et la miséricorde de Dieu. Mais, logiquement, il lui fallut aussi sanctionner la faillite des hommes. Ses auditeurs, qui avaient éprouvé un soulagement lors des premières allocutions, ressentirent à nouveau les dernières comme un fardeau qu’on leur imposait inutilement.

…Cependant les forces physiques du prophète étaient complètement usées. Il ne s’en rendait pas compte.

…Mohammed était alité, ses lèvres remuaient sans cesse ; cependant, même ceux qui se trouvaient à côté de lui ne parvenaient pas toujours à comprendre ce qu’il disait. Puis ses paroles redevinrent claires et distinctes. Il parla des Fils de Dieu. Il voyait le Christ tel qu’il L’avait vu jadis. Il pria et supplia d’être à nouveau autorisé à L’accompagner. Puis un merveilleux sourire éclaira ses traits.

« Ô Fils de Dieu miséricordieux ! J’oubliais que Tu n’as plus à fouler de Tes pieds sacrés nos chemins poussiéreux ! J’oubliais que Tu n’as plus à parler à un peuple obstiné qui refuse de T’entendre et qui, quand il T’écoute, déforme et avilit Tes saintes paroles. Maître, Tu es auprès de Dieu ! Tu nous as dit : Moi et le Père ne faisons qu’un ! Tu fais à nouveau un avec Ton Père éternel. Je Te remercie d’avoir pu Te faire connaître aux hommes ! »

Mohammed resta longtemps silencieux. Soudain, il se redressa comme s’il regardait quelque chose d’infiniment sublime et dit en levant ses bras affaiblis :

« Juge des mondes, Fils de Dieu ! Je m’incline en toute humilité devant Toi et Te prie instamment de m’autoriser à Te servir quand Tu viendras pour le Jugement ! » Le prophète se tut comme s’il entendait quelqu’un lui parler, puis ses traits s’éclairèrent encore davantage.

« Sois remercié, ô Éternel ! Ainsi, je serai autorisé à Te servir Là-Haut. Tu n’auras donc plus besoin de moi quand Tu viendras sur cette Terre ? Mais je pourrai poursuivre mon oeuvre Là-Haut ? Je Te remercie pour Ton immense Grâce ! »

Il y eut de nouveau un long silence. L’une ou l’autre des personnes présentes s’approchait doucement de la couche du mourant pour écouter s’il respirait encore.

Mohammed semblait dormir paisiblement. Mais ce n’était là qu’une apparence. Son âme se détachait sans peine et sans douleur. Des entités lumineuses l’aidaient et entouraient aussi son corps terrestre pour que cette séparation ne le fît pas souffrir.

Son petit-fils Mohammed pouvait voir ces entités. Il eut également la grâce d’entendre les paroles dites au mourant :

« Reviens dans ta Patrie, Mohammed, mon serviteur. Tu fus de tout temps un fidèle instrument. Ce n’est pas ta faute si l’enseignement que tu as dispensé est voué à disparaître sous les immondices soulevées par les ténèbres. Tu devais être un messager de Vérité, et tu le fus ! Tu as triomphé de toi-même et tu n’as vécu que pour les autres. Ainsi, tu as servi ton Dieu !

Reviens : ta Patrie éternelle t’attend ! » Une clarté surnaturelle apparut au-dessus de la couche du mourant. Mohammed ouvrit une dernière fois les yeux et cria d’une voix forte : « Dieu ! »

Un tel accent de triomphe et une telle félicité vibraient dans ce seul mot que ceux qui l’entendirent ne l’oublièrent jamais.