Le Fils de l’Homme

Moïse

Et le Jugement vint sur l’Égypte…



➙ Israël était sous la domination d’un homme puissant. Menant ainsi une existence indigne d’une créature humaine, il devait servir pour subsister. Les rayons d’un soleil ardent, tel un souffle infernal, torturaient dans les champs des milliers de corps desséchés et faisaient partie de la misère que ces êtres devaient subir en un esclavage implacable. De plus, le fouet des gardiens était sans cesse prêt à s’abattre sur chaque dos nu et courbé. Son claquement était la seule chose que les fils d’Israël entendaient encore lorsque, en une morne résignation, ils s’acquittaient de cette écrasante servitude.

La cravache qui faisait trembler jusqu’aux mourants, la cravache dont les coups frappaient impitoyablement tous ceux qui travaillaient sans faire diligence, régnait sur Israël.

Or, la main qui la brandissait n’était qu’un instrument aussi aveugle qu’elle. Mais derrière tout cela se dressait un homme qui personnifiait l’Égypte, une Égypte telle qu’Israël la connaissait : cruelle, dure, impitoyable. Et cet homme était le pharaon !

Rabaisser un peuple à l’état de valets, telle était sa volonté ; l’humilier par le travail et par le fouet, voilà ce qu’il souhaitait. Ce peuple prenait vraiment trop de place ! Le pharaon l’obligeait à vivre dans des bouges, de misérables cabanes où les hommes étaient entassés dans une atmosphère suffocante. Ils auraient dû y étouffer, mais ils supportaient tout cela. Les hommes travaillaient sous la contrainte, leurs corps étaient torturés, fouettés. Beaucoup en mouraient, écrasés sous ce joug impitoyable, mais la majorité résistait. Israël se multipliait de façon inquiétante et devenait pour le pharaon un danger sans cesse grandissant. Alors un nouveau projet mûrit en lui : il fit tuer tous les nouveau-nés de sexe masculin !

Puis son zèle pour anéantir ce peuple diminua.

Ses subordonnés travaillaient pour lui ; pénétrant dans les cabanes des êtres réduits à l’esclavage, ils arrachaient des bras des mères éplorées le bébé nouveau-né auquel elles voulaient donner le sein pour la première fois et le tuaient avec une froide cruauté. Leurs cris ne dépassaient pas les limites du quartier israélite, personne ne les entendait, le pharaon moins que les autres ! Il vivait dans son palais, jouissant dans la paix et le bien-être de tous les plaisirs que lui procuraient sa richesse et sa puissance.

Il ne s’était jamais inquiété de savoir comment vivait ce peuple qu’il opprimait. Pour lui, Israël formait un tout qui, s’il n’arrivait pas à le mater, pourrait surpasser son propre peuple et devenir maître de l’Égypte. L’en empêcher, tel était son but ! Il aurait pu chasser Israël de son territoire. Cependant cela lui semblait peu prudent car le travail de ce peuple assurait le bien-être du pays tout entier. Qu’Israël travaille pour lui l’arrangeait bien, tant qu’il réussirait à dompter ce peuple.

Jamais le pharaon ne parlait de ces projets lorsqu’il recevait des hôtes dans son palais, c’était là chose toute naturelle pour lui. Si d’aventure quelqu’un amenait la conversation sur ce sujet, il manifestait son ennui en quelques mots, et son hôte se taisait. Ce n’était qu’à sa fille, âgée d’environ douze ans, et qu’il aimait tendrement, qu’il parlait quelquefois de ce peuple qui était un intrus et qui devait être rigoureusement surveillé. Le pharaon croyait devoir donner déjà des conseils à sa fille en vue d’une souveraineté ultérieure, car Juri-chéo devait un jour régner sur l’Égypte.

La maturité de caractère dont faisait preuve Juri-chéo lui plaisait. Il riait lorsqu’elle trouvait déjà des réparties à ses propos. De la main, il caressait ses cheveux noirs et brillants, charmé de voir avec quelle grâce elle portait sa jeune dignité. Il admirait son assurance à choisir les bijoux convenant à ses toilettes et ne savait lui refuser un seul désir. Son amour était la seule chose qui lui fasse trouver la vie belle. Tous ses trésors étaient destinés à Juri-chéo. Il ne se rendait pas compte que sa fille devenait la raison d’être de son avarice. Même son fils, l’aîné et le prétendant au trône, devait s’effacer devant Juri-chéo. Pour un remerciement de ses yeux clairs, des milliers d’Israélites devaient se tuer au travail. Le pharaon oubliait tout lorsque son idole souriait.

– 1 –

Juri-chéo vivait dans l’ignorance du malheur dont son existence était la cause. Elle était encore totalement enfant et pourtant déjà au seuil de l’épanouissement. Ses yeux prenaient souvent l’expression lointaine de celle qui cherche et ne se comprend pas elle-même. Lorsque, de sa démarche légèrement ondoyante, elle traversait les pièces du palais, lorsque ses bijoux cliquetaient discrètement et que la soie de ses vêtements bruissait mystérieusement, elle s’oubliait complètement. Elle croyait ne plus toucher le sol et perdre tout lien avec la Terre ; il lui semblait planer au-dessus d’un événement immense qui tendait vers elle des bras implorants et cherchait vainement à la saisir.

Elle riait en reprenant contact avec la réalité et, d’un geste brusque, elle se débarrassait de ce qui la gênait encore. Généralement, elle faisait alors amener son cheval et se lançait à cœur joie dans une impétueuse chevauchée.

➙ Juri-chéo, allongée à sa place favorite sur une couche couverte de peaux, écoutait les chants de ses servantes. Elle reposait immobile, les yeux clos, comme si elle dormait. Les esclaves, accroupies à terre en demi-cercle, jouaient et chantaient les airs de leur pays natal, tout pénétrés de langueur et de nostalgie…

Soudain, Juri-chéo tendit le bras si violemment que ses bracelets s’entrechoquèrent. Elle se redressa d’un bond.

Les servantes se levèrent en hâte et, soumises, attendirent ses ordres. Juri-chéo frappa dans ses mains avec impatience : « Ma litière ! Je veux me baigner. »

Les esclaves sortirent sans bruit et revinrent avec des voiles qu’elles nouèrent autour de la tête de Juri-chéo, puis suivie de ses femmes, elle traversa rapidement ses appartements, descendit l’escalier, franchit la cour de marbre agrémentée de fontaines de pierres de toutes les couleurs et de statues d’or, puis se dirigea vers le grand portail du palais. Là, quatre grands esclaves musclés l’attendaient avec une somptueuse litière. Le soleil se reflétait dans les pierres précieuses serties d’or, leur conférant un éclat et un scintillement incomparables. Des coussins pourpres, brodés d’or, recouvraient le siège.

Vivement Juri-chéo se glissa à l’intérieur de la litière. Afin de prévenir tout regard importun, une servante laissa retomber le lourd rideau brodé. Les porteurs soulevèrent leur précieux fardeau et, d’un pas cadencé, marchèrent vers le Nil. En voyant la litière, les gens se dispersaient de tous côtés : ils dégageaient la route pour la fille du pharaon en laquelle ils voyaient leur future souveraine.

Le soleil était déjà haut dans le ciel. En fait, il était trop tard pour que Juri-chéo aille se baigner. Elle aurait dû se protéger de la chaleur, comme le souhaitait le pharaon : il s’inquiétait toujours du bien-être de sa fille. Mais une bienfaisante fraîcheur émanait du Nil. L’endroit où Juri-chéo fit arrêter sa litière était protégé des regards indiscrets. D’épaisses touffes de roseaux bordaient les rives des deux côtés, ne laissant qu’un seul passage, et c’était cet endroit que Juri-chéo recherchait toujours. Elle descendit de sa litière, fit signe à sa suite de rester en arrière et se dirigea vers le fleuve.

Juri-chéo dénoua ses voiles et les laissa tomber à terre. Elle resta un instant immobile, croisa les mains derrière sa tête et écouta. Soudain, elle tendit l’oreille et avança d’un pas dans les roseaux. Étant sûre à présent de ne pas s’être trompée, elle courut en hâte vers les joncs serrés, écarta les longues tiges ; un bruissement se fit entendre et Juri-chéo recula, effrayée. Une jeune fille à la peau sombre se tenait devant elle, la fixant de ses yeux écarquillés où se lisait l’épouvante.

– 2 –

– Qui es-tu ? demanda Juri-chéo à la jeune fille.

Emplie de crainte, celle-ci se jeta à ses pieds.

– Oh ! princesse, ne le tue pas – laisse-le vivre, sanglota-t-elle.

Etonnée, Juri-chéo secoua la tête.

– Qui ? De qui parles-tu ?

Puis elle s’arrêta. Des pleurs se faisaient distinctement entendre dans les roseaux. Elle fit un mouvement, mais la jeune fille au teint foncé lui enlaça les genoux.

– Princesse ! implora-t-elle, pleine d’angoisse. Juri-chéo irritée eut un mouvement de recul.

– Laisse-moi !

Alors la jeune fille s’affaissa en gémissant.

La fille du pharaon s’avança en direction des pleurs qui ne cessaient plus. Elle s’arrêta devant un petit panier qui flottait à moitié sur l’eau. D’un geste elle retroussa ses vêtements, posa le pied dans la vase et se pencha sur le panier. Elle le tira à elle, s’en saisit et le sortit de l’eau, puis, d’un bond, elle regagna la terre ferme. Juri-chéo tenait le petit panier fortement serré contre sa poitrine. A présent, tout était tranquille à l’intérieur de la corbeille. Elle se glissa adroitement à travers les roseaux et s’arrêta de nouveau près de la jeune fille, mais sans prêter attention à elle. Elle s’agenouilla et ouvrit le petit panier.

– Ah ! fit-elle surprise. Un enfant y était couché et, de ses yeux noirs, il regardait le visage de Juri-chéo. « Comme c’est mignon ! » murmura-t-elle discrètement.

Tout étonnée, la jeune fille leva la tête et écouta. Son agitation fit place à un ébahissement décontenancé. Cependant, elle n’osait pas s’approcher de Juri-chéo.

Toute à la contemplation de l’enfant, l’Égyptienne se sentit touchée jusqu’au fond du cœur par ce petit être abandonné. Puis elle se souvint de la jeune fille et se tourna vers elle en l’interrogeant.

– Est-ce là ton enfant ?

– Non, c’est mon frère. Et, de nouveau, elle supplia : laisse-le moi, princesse, ne le tue pas !

– Le tuer ? Moi !

– Princesse, on tue tous les garçons nouveau-nés d’Israël. On tuera aussi celui-là lorsqu’on le trouvera !

Juri-chéo secoua la tête d’un air incrédule.

– Mais si, princesse, c’est vrai ! dit la jeune fille d’un ton se faisant plus pressant encore.

– 3 –

– Comment t’appelles-tu ?

– Miryam, et lui s’appelle Moïse, dit Miryam en montrant l’enfant.

– Eh bien, Miryam, on ne lui fera pas de mal, je le protégerai.

Effrayée, Miryam tendit les mains vers l’enfant.

Mais Juri-chéo serra le panier plus fortement contre elle. « Je le garde, Miryam, ne crains rien, dis à ta mère que je protège Moïse et… » – elle se tut un instant – « et… de temps à autre tu pourras venir le voir ; viens chez moi au palais. »

D’un regard perçant, Miryam fixa longuement la fille du pharaon. Ses yeux précoces et profonds, marqués par la misère qu’ils avaient dû voir dès la première enfance, sondaient les paroles prononcées par Juri-chéo. Celle-ci soutint son regard, elle vit la peur, la méfiance, l’espoir naissant et enfin le sourire éclairer le visage de Miryam. Juri-chéo lui fit de la tête un signe amical. Puis, toute à son bonheur et rayonnante de joie, elle se hâta d’aller retrouver ses serviteurs. Sans prêter attention à leurs regards étonnés, elle monta dans la litière.

– Rentrons ! lança-t-elle, et les esclaves se mirent au trot.

➙ Depuis ce jour, Juri-chéo fut comme transformée. Elle vivait pour l’enfant, s’en occupait, le soignait comme si Moïse était son propre fils. Le pharaon la laissait faire en souriant. Il ne voyait là qu’un caprice de sa fille bien-aimée. Juri-chéo était fine : connaissant la jalousie du pharaon envers tout objet retenant son attention davantage qu’il ne jugeait utile, elle savait cacher à son père son amour pour l’enfant.

Extérieurement, Moïse n’était qu’un jouet pour la fille du pharaon – mais, dès qu’elle était seule avec l’enfant, elle le comblait de tout le dévouement dont elle était capable. Ainsi Moïse grandissait, entouré de la plus grande affection. Tout le monde le traitait avec bonté, mais avec les mêmes égards qu’on aurait eus pour le petit chien favori de Juri-chéo.

Au début, Miryam vint souvent, puis ses visites s’espacèrent. Elle oublia ce frère, tout comme les siens qui n’en parlèrent plus jamais. Lorsque Moïse fut plus âgé, il eut les meilleurs professeurs. Juri-chéo désirait qu’il en fût ainsi. Ce garçon était avide de s’instruire, il était si intelligent que Juri-chéo devenait de plus en plus fière de lui. En toute occasion, Moïse était considéré comme un enfant prodige. Par ses réponses plaisantes, il amusait le pharaon qui le présentait à ses hôtes à titre de distraction supplémentaire.

Juri-chéo avait horreur de ces exhibitions ; elle craignait que Moïse ne devînt vaniteux sous des éloges prodigués aussi généreusement.

Et si Moïse finissait par se montrer quelque peu superficiel, Juri-chéo essayait d’y remédier par une sévérité qui d’ailleurs manquait son but. Mais Moïse gardait son insouciance, il riait lorsqu’elle lui parlait sérieusement. Elle finit par se fâcher :

– Ecoute, Moïse, dit-elle avec véhémence, je ne veux pas que tu aies confiance en tout le monde, cela te nuira !

– 4 –

– Ne sont-ils pas tous bons ?

– Ils ne seront bons que tant que je le serai envers toi ! Si un jour je partais, tu te retrouverais seul, ils te chasseraient ou feraient de toi le dernier des esclaves. A présent, je suis là pour te protéger ; plus tard, il faudra que tu le fasses toi-même et, à cette fin, tu dois être avisé et prudent.

Moïse l’avait écoutée, mais il ne comprit pas. Juri-chéo assise à terre l’attira à elle. Tous deux étaient installés sur des peaux douces et Juri-chéo lui conta l’histoire de ses origines, celle de son peuple et la façon dont elle l’avait sauvé.

Moïse écoutait, captivé. Son regard ne quittait pas les lèvres de Juri-chéo et, lentement, il comprit. Une profonde gravité ombrageait le front du garçon. Moïse remercia Juri-chéo en s’appuyant affectueusement contre elle ; alors elle devint calme et heureuse. Elle écarta de la main les boucles noires du front de l’enfant, puis elle le renvoya. Elle s’inquiétait davantage pour Moïse qu’elle ne voulait se l’avouer, elle élaborait des projets pour le protéger des caprices de son père. Par ses explications, elle savait avoir éveillé en Moïse une voix qui jamais plus ne se tairait, la voix de l’éternel rythme du sang d’Israël. Moïse pouvait désormais devenir un ennemi de son peuple à elle, il pouvait même, avec l’âge, songer à son anéantissement. Il était initié à beaucoup de choses ; d’un regard éveillé, il reconnaissait les événements. Juri-chéo frissonna ; elle vit Moïse répandre l’épouvante et la mort sur son peuple à elle. Elle oublia que Moïse était encore un enfant, elle le vit, en tant que vengeur de son peuple, se dresser menaçant devant elle.

– Pourquoi ai-je parlé ? L’aimerais-je donc plus que mon peuple ?

Devant Moïse, Juri-chéo ne fit plus jamais allusion à ses origines et jamais il ne la questionna à ce sujet ; cependant, au fur et à mesure que Moïse grandissait, l’Égyptienne remarquait sa colère, son chagrin à cause d’Israël. Il souffrait avec son peuple qu’il voyait si rarement. Il détestait cette lâcheté qui lui faisait supporter la vie en captivité.

Moïse était fier et autoritaire, il ne connaissait aucun être humain auquel il se serait soumis aussi aveuglément. Sa volonté avait grandi sans frein. Il était sous la protection de la fille du pharaon, et personne n’osait s’opposer à lui. Il était devenu un grand jeune homme élancé, aux yeux intelligents et vifs qui, doux et rêveurs, se perdaient souvent dans le lointain dans l’attente de quelque miracle. Sa bouche était marquée d’un trait que seule Juri-chéo connaissait et comprenait. Il s’y manifestait souvent une amertume refoulée, surtout lorsque le palais était au faîte de sa splendeur.

Moïse flânait à travers les salles, observait la hâte des esclaves affairés, admirait les cadeaux précieux des hôtes, cadeaux que l’on gardait dans les chambres du trésor. De sa main fine, il s’amusait à caresser les étoffes tissées d’or, il faisait ruisseler les pierres les plus précieuses entre ses doigts, jusqu’à ce que soudain son poing se serre et qu’il recule avec un geste de dégoût. Prenant naissance à la racine du nez, un pli barrait alors son front encore lisse quelques instants auparavant. Il fixait d’un air sombre les joyaux, les valeurs immenses entassées là sans utilité tandis que des peuples entiers périssaient dans l’indigence et la misère. Moïse se ressaisissait, il courait et, presqu’à bout de souffle, finissait par s’affaisser quelque part dans une cour ou sur une marche d’escalier. Lentement il se calmait, sa poitrine commençait à reprendre une respiration plus régulière et il retournait au palais. Il se faisait des reproches et essayait de se contenir en de tels instants mais, chaque fois, sa colère l’emportait.

– 5 –

➙ Les messagers d’un prince traversèrent un jour à cheval la cour du palais. On les conduisit devant le pharaon. A peine furent-ils en vue que, dans sa joie, il se leva précipitamment. Il les avait reconnus à leurs costumes. Les messagers s’inclinèrent profondément et lorsque le pharaon fit un signe impatient de la main, ils parlèrent :

– Noble pharaon ! Notre seigneur et maître Abd-ru-shin s’approche de ta cour avec une grande suite. Il t’envoie ses compliments.

– Quand Abd-ru-shin arrivera-t-il ?

– Il sera ici peu de temps après nous.

Le pharaon fit un signe à son esclave personnel.

– Envoie immédiatement cent cavaliers à sa rencontre pour qu’ils lui servent d’escorte !

L’esclave sortit en hâte. Sur l’ordre du pharaon, on servit des rafraîchissements aux messagers. Peu de temps après, le palais était en pleine effervescence. Juri-chéo appela ses servantes et se fit parer pour recevoir Abd-ru-shin. Seul Moïse gardait son calme ; assis à terre, il regardait passer les serviteurs affairés, jusqu’à être fatigué de ce spectacle. Puis il se leva et se rendit au bosquet qui bordait l’arrière du palais. Le calme lui fit retrouver sa gaieté ; il oublia le mépris qui le gagnait chaque fois à la vue de l’accueil ostentatoire du pharaon. Libre et léger, il se promena, admira des plantes rares, la luxuriante beauté de la végétation environnante et goûta aux fruits qui s’offraient à lui.

Enfin, il retourna au palais en fredonnant. On s’était déjà mis à sa recherche. Portant habits et bijoux, ses esclaves attendaient Moïse pour le parer en l’honneur de l’hôte. Il se laissa faire avec indifférence, on le déshabilla et on le rhabilla. L’admiration qu’on lui témoignait le laissait parfaitement indifférent. Il fit signe aux serviteurs de se retirer et pénétra tranquillement dans la salle où se trouvaient le pharaon et son hôte. A son entrée, la conversation s’arrêta. Le pharaon sourit en voyant le regard attentif de son invité.

Juri-chéo avait pris place entre les deux ; elle aussi sourit lorsque Moïse entra et elle leva la main pour le saluer. Puis elle s’adressa à son hôte en ces termes :

– Abd-ru-shin, voici Moïse dont je viens de te parler.

Abd-ru-shin regarda fixement le jeune homme qui s’approchait. Par trois fois, Moïse s’inclina profondément devant lui. Abd-ru-shin, la main au front, lui rendit son salut. Ses grands yeux sombres rencontrèrent ceux de Moïse et ce dernier en fut intimidé. Il s’assit en silence en face de l’hôte du pharaon. Des esclaves apportaient des mets sur de grands plats en or ; ils allaient chercher des cruches pleines de jus de raisin, remplissaient les coupes et offraient des rafraîchissements.

Moïse soupirait intérieurement, il connaissait les festins du pharaon qui duraient presqu’une journée entière. Discrètement, il tourna ses regards vers Abd-ru-shin mais, embarrassé, il baissa la tête ; Abd-ru-shin l’observait. Moïse se sentit peu à peu pénétré d’une agitation encore inconnue jusqu’à ce jour ; il lui sembla ressentir un lien intérieur avec le prince étranger. Il se sentait de plus en plus attiré par lui. Une force telle qu’il n’en avait encore jamais éprouvée semblait émaner de Abd-ru-shin et le pénétrer. Comment était-il possible que le pharaon n’en fût pas touché ? Il regarda Abd-ru-shin d’un air interrogateur et ce dernier lui sourit. Moïse était de plus en plus dérouté. « Un sorcier ? » En un éclair, cette pensée le traversa.

– 6 –

Tel un homme qui aspire à une bonne parole, il attendit que Abd-ru-shin s’adressât à lui. Cependant, Abd-ru-shin évitait de parler ; il n’interrompait pas la conversation générale.

– Pourquoi donc suis-je assis là ? pensa Moïse. Ne suis-je pas l’amuseur public, le porte-parole du pharaon ? Tous les étrangers se délectent de mon talent oratoire et cherchent à m’embarrasser par leurs subtilités ; seul ce prince ne me remarque pas. Non, c’est faux ! Certes, il me remarque, mais il ne m’adresse pas la parole. Je ne suis pas assez amusant pour lui, je ne réussis pas à le divertir, il ne m’aime pas !

Moïse devint de plus en plus taciturne. Le pharaon lui lançait des regards réprobateurs. Juri-chéo le regardait avec inquiétude. Seul Abd-ru-shin ne semblait rien remarquer. Personne ne savait lire sur son jeune visage. Ses traits étaient si clairs et si harmonieux que tout le monde croyait pouvoir les comprendre, et cependant il y avait quelque chose en eux qui rendait les hommes pensifs dès qu’ils essayaient de les analyser.

Abd-ru-shin était encore très jeune ; pourtant, il gouvernait l’un des plus puissants peuples d’Afrique. L’histoire de ses origines était entourée du plus grand mystère. On n’en parlait jamais à haute voix. Le peuple avait fait de lui son maître, il l’aimait et le vénérait comme un dieu. Des forces surnaturelles qu’on lui attribuait l’avaient, disait-on, élevé sur le trône et lui conféraient ce pouvoir immense qui était le sien.

Le pharaon le craignait et, par conséquent, recherchait son amitié. Malgré tout, il enviait Abd-ru-shin et cette jalousie était la seule chose qui le tourmentait encore. Évidemment, le pharaon était puissant, il disposait de la vie et de la mort de ses sujets, faisait travailler des esclaves pour son compte et possédait d’immenses trésors – mais quels moyens devait-il employer pour en arriver là ? Un Israélite travaillerait-il pour lui si on ne faisait claquer le fouet au-dessus de son dos ? Un serviteur obéirait-il s’il n’était pas esclave et si le pharaon ne pouvait le faire tuer selon son bon plaisir ? Dévoré de rage, il se posait ces questions.

Et Abd-ru-shin ? Comment régnait-il ? Avait-il un Israël qu’il fustigeait ? Non ! Avait-il des esclaves ? Non ! Tous ses serviteurs étaient libres, le peuple entier était libre. Pourtant, ils ne vivaient que pour leur prince, ils travaillaient avec ardeur à le rendre riche, ils l’aimaient ! En quoi donc consistait la puissance de cet homme dont l’origine restait inconnue de tous ? Pourquoi réussissait-il là où lui, le pharaon, passait des nuits d’insomnie et devait employer la ruse ? Ce visage calme et paisible, ces yeux sombres, ce regard chaleureux, étaient-ce là les armes avec lesquelles il subjuguait des peuples entiers ?

Une sourde haine commença à gagner le pharaon. Sa vanité démesurée ne pouvait souffrir qu’un autre fût plus grand et plus puissant que lui. Cependant, il fallait que personne n’en sache rien. Sa crainte de Abd-ru-shin le retenait, il adoptait un masque afin de le tromper. Ses paroles pleines d’amitié, d’approbation et d’amour devaient convaincre Abd-ru-shin de sa sincérité. Mais cette tromperie était-elle couronnée de succès ? Rien ne permettait de supposer que Abd-ru-shin ne fût pas dupe. Apparemment, il semblait insouciant et confiant.

Juri-chéo, elle non plus, ne se doutait pas des pensées de son père. Elle aimait Abd-ru-shin et lui accordait toute son admiration. Il représentait pour elle un idéal inaccessible. Juri-chéo savait que tout être vivant dans son entourage devait l’aimer, que personne ne pouvait se soustraire à son charme. Elle vit le changement qui s’était opéré en Moïse. Cette première rencontre l’avait transformé. Comme tous les autres, il subissait l’influence de cet être.

– 7 –

L’effet produit sur le pharaon, effet qui se manifesta après un séjour prolongé de Abd-ru-shin, fut singulier lui aussi. Son regard se fit chaleureux, la ruse si caractéristique de ses yeux fendus disparut complètement, sa lèvre inférieure, saillante d’ordinaire, reprit sa place normale, ce qui fit perdre à son visage toute apparence brutale et bestiale. Le pharaon oublia l’envie qui le gagnait toujours en pensant à la puissance de Abd-ru-shin. La vantardise de ses propos fit place à un langage simple et moins exubérant.

Le festin dura des heures ; des danseuses, des acrobates et des musiciens meublaient les intermèdes qui apportaient divertissement et amusement.

Moïse restait indifférent à tout cela ; de temps à autre son regard effleurait le prince étranger. Il pensa à son peuple et devint triste. La douleur l’assaillit et le désespoir le saisit si fortement qu’il dut faire effort pour se maîtriser.

« Pauvre peuple si vaillant », pensa-t-il, « où trouves-tu la force d’endurer ces souffrances intolérables ? Attends-tu un sauveur ? Je ne te connais pas, je ne possède pas le secret de ta force, je n’ai pas, comme toi, foi en ta délivrance. Tu ne pourras jamais échapper aux griffes de ce pharaon ».

Plongé dans ses pensées, Moïse avait complètement oublié son entourage. Une voix chaleureuse et douce se fit alors entendre si près de lui qu’il en sursauta.

– As-tu du chagrin, mon ami ?

Abd-ru-shin s’était approché de lui ; la musique bruyante couvrit presque ses paroles, si bien que Moïse fut seul à les entendre. Le regard qu’il échangea avec Abd-ru-shin fut la réponse affirmative à sa question.

– Abd-ru-shin, j’ai confiance en toi, car je sais que tu es bon. Puis-je te dire ce qui me tourmente ?

– Je t’écouterai demain ; nous irons nous promener à cheval en dehors de la ville.

Moïse inclina la tête avec reconnaissance. Son cœur débordait de joie. Ses idées noires s’étaient dissipées. Tout lui semblait soudain tellement facile ; c’était comme s’il avait déchargé son fardeau sur autrui.

Un miracle s’accomplit en lui. Pour la première fois, il éprouva le noble sentiment de l’enthousiasme. Telle une ardente flamme, l’amour s’éveilla en lui, le pénétrant, le purifiant et consumant toutes les impuretés. Moïse se sentait si jeune, si vigoureux ! Ses yeux brillaient d’une ardeur combative. Et cette sensation ne s’estompa nullement. Il l’éprouvait encore le lendemain tandis qu’il chevauchait aux côtés de Abd-ru-shin. Son corps et son âme éaient pénétrés de force. Abd-ru-shin regardait en souriant le jeune homme qui, à côté de lui, se tenait magnifiquement en selle. Moïse s’en aperçut et rougit légèrement.

– Abd-ru-shin, dit-il, tu me vois aujourd’hui tout autre, je ne suis plus ce rêveur, ce malade de nostalgie qui, hier encore, implorait ton secours. Depuis que je t’ai parlé de mon chagrin, il s’est envolé. Jamais je n’ai été si gai, si jeune et si fort qu’aujourd’hui !

– 8 –

– Qu’est-ce qui te tourmentait, Moïse ?

Le jeune homme baissa la tête.

Seigneur, j’aspirais à l’amour, à un but ! Je cherchais le sens de ma vie et ne le trouvais pas.

– Et crois-tu avoir découvert tout cela à présent ?

Moïse se redressa fièrement :

– Oui !

Abd-ru-shin ne répondit pas. Moïse avait beau l’interroger du regard, il se taisait.

– Abd-ru-shin ! implora Moïse.

Alors il le fixa longuement, sans dire un mot. Les chevaux restaient immobiles, l’un à côté de l’autre…

– Tu as une haute mission à remplir. Ta volonté est-elle inébranlable ?

– Seigneur, tu sais ? balbutia Moïse.

– Oui, je connais ton désir, tu veux devenir le guide de ton peuple.

De nouveau, il se fit un long silence.

– Où veux-tu puiser la force nécessaire à cette grande œuvre ?

Tel le son de puissantes cloches, ces paroles touchèrent le jeune homme.

– Où ?

– Eh oui, où ? Moïse s’effondra.

– Israël croit en un Dieu invisible et tout puissant, dit-il enfin.

– Et tu ne connais pas le Dieu de ton peuple ?

– Je ne connais ni Lui ni mon peuple. Je ne vois que l’outrage qu’il subit et l’inutilité de ses prières !

De nouveau, Abd-ru-shin eut le sourire insondable de celui qui sait.

– Si tu les sauvais, leurs prières seraient exaucées !

Surpris, Moïse le regarda.

– 9 –

– Oui, mais je ne crois pas en leur Dieu. Je ne crois pas non plus aux dieux des Égyptiens, je ne vois et n’éprouve aucune force auprès d’eux. Ils n’irradient pas l’amour. Je ne peux croire que si j’ai des preuves !

– Mais d’où te viendra la force dont tu as besoin pour ta mission ?

– D’où ?

Tout à coup, il poussa un cri d’allégresse. « D’où ? Mais de toi ! » Sans reprendre haleine, tout fier d’avoir trouvé cette solution, il fixa Abd-ru-shin.

– Oui, dit-il ensuite, tu portes cette force en toi ! N’en suis-je pas pénétré depuis que je te connais ? N’est-ce pas elle qui me fit reconnaître mon but, qui me consola, qui m’éclaira ? Moïse frémissait dans son enthousiasme.

Abd-ru-shin le regarda avant de répondre.

– Et moi, d’où me vient cette force ?

– Toi ? N’a-t-elle pas toujours été en toi ?

– Elle est en moi parce qu’elle m’est donnée sans interruption. Je la retransmets, à toi, à tous les hommes, mais je ne peux rien faire si je vois qu’on l’emploie pour quelque chose de bas.

Ému et profondément touché, Moïse regarda Abd-ru-shin. Ses yeux reflétaient une foi enfantine. Ses lèvres prononcèrent ces quelques mots :

– Je crois en ton Dieu !

Abd-ru-shin avança la main et il toucha le front du jeune homme ; doucement, son doigt y marqua le signe de la Croix. Moïse resta immobile. Les chevaux se serrèrent l’un contre l’autre, formant un pont entre les deux hommes.

Longtemps encore, Moïse sentit le doigt de Abd-ru-shin sur son front…

– Souviens-toi de cette heure lorsque tu seras au combat et fais confiance en Dieu, le Dieu de tes ancêtres, car II est aussi le mien !

Incapable de prononcer une seule parole, Moïse s’inclina.

Les deux cavaliers revinrent en silence sur leurs pas. Le soleil couchant rendait le sable du désert flamboyant, le transformant en vagues rougeoyantes et scintillantes. Puis tout s’éteignit, aussi subitement que c’était venu. La nuit tomba instantanément.

Le lendemain, Abd-ru-shin quittait la cour du pharaon. Il partit en laissant derrière lui le majestueux palais, désert et froid. Partout, on ne rencontrait que le vide. Des heures durant, Moïse erra sans répit. Il croyait ne pouvoir supporter de vivre sans Abd-ru-shin. Il fut pris par le souvenir de cette heure qu’il avait vécue et des paroles du prince. Moïse ressentit de nouveau la chaleur de sa présence, il savait qu’il ne serait jamais seul, car son Dieu était omniprésent. De ce fait, une foi inébranlable l’avait pénétré, un lien vers Dieu, dont les fils le soutenaient et lui transmettaient la force lorsqu’il la demandait.

– 10 –

L’amour qui avait transformé Moïse à ce point n’avait pas échappé à Juri-chéo. Elle était heureuse de constater la profonde vénération de son protégé à l’égard de Abd-ru-shin. Mais elle n’en parla pas au jeune homme ; elle ne voulait pas toucher à ses sentiments les plus sacrés. Et Moïse lui était reconnaissant de sa délicatesse et de ses égards. Juri-chéo avait été une mère et une amie pour lui ; il était attaché à elle et, à cause d’elle, il restait encore au palais ; sinon, il aurait rejoint son peuple depuis longtemps.

A présent, il partait toujours à la découverte d’Israël. Pendant des journées entières, il fut attiré là, dans les rues étroites et sales ; il chercha des hommes mûris dans la souffrance, il les trouva, mais déjà trop abrutis pour pouvoir écouter immédiatement les paroles qu’il leur offrait avec chaleur et compassion.

Un jour, il trouva les siens dans un misérable taudis. Une femme aux cheveux gris, maigre et décharnée, c’était là sa mère, et une autre aux cheveux noirs avec de grands yeux affamés, sa soeur Miryam. Il ne trouva pas de père, mais seulement un homme grand et osseux qui avait le même regard apathique que ses compagnons de misère, et cet homme était son frère et se nommait Aaron.

Moïse ne cessait de les dévisager l’un après l’autre. Étaient-ce là les siens ?

Une voix en lui s’éleva avec violence : « Non ! Tu les connais à peine ; ce sont des étrangers, tu n’as rien à voir avec eux ! »

Il essaya d’étouffer cette voix, de la faire taire – mais en vain ! En son for intérieur, Moïse était détaché de cette famille. Trop jeune encore pour passer outre sans luttes intérieures, il pensa à Juri-chéo. Et tout à coup il en eut la nostalgie, tout comme du palais du pharaon et il en parla aux siens. Eux qui jusqu’alors avaient écouté attentivement, perdirent peu à peu leurs mines satisfaites, la commissure de leurs lèvres prit un pli amer, leurs yeux se réduisirent à une fente. Tout ce qu’il y avait d’inanimé dans le visage d’Aaron fit place à l’éclat d’une colère subite.

Moïse ne vit rien de tout cela. Il parla de la vie qu’il menait, loua la sollicitude de Juri-chéo et prêta même au pharaon un visage aimable !

Alors, fou de colère, Aaron frappa du poing sur la table. Moïse sursauta.

– Sors d’ici, toi ! hurla-t-il. Tu viens chez nous pour nous raconter ta vie de prince, te repaître de notre misère ! Te voilà devenu quelqu’un de raffiné, un Égyptien ! Il ricana, sa voix s’étranglait de rage.

Pâle, mais impassible, Moïse écoutait les paroles de son frère ; il ne partit pas, il resta. Il comprit à quel point son attitude avait été insensée et résolut de ne pas s’en aller avant d’avoir calmé Aaron.

– Écoute, Aaron ! dit-il lorsque celui-ci s’affaissa sur un siège. Vous ne m’avez pas compris, je suis venu pour vous aider. Oui, je veux vous aider à libérer Israël du joug du pharaon.

Aaron haussa les épaules avec mépris.

– Il vaut mieux que tu rentres, mon petit. Retourne dans ton palais. Chez nous, les garçons ne sont pas protégés comme là-bas. Va-t-en !

– 11 –

Moïse regarda sa mère et sa sœur. Leur visage exprimait le refus. Alors, il baissa tristement les yeux et les quitta.

Par la suite, Moïse ne revint plus jamais chez les siens. Mais il continua à fréquenter les chaumières de ses frères et sœurs. Il voulait s’unir à eux. Peu à peu, il oublia la saleté dans laquelle ils vivaient. Il apprenait d’eux la manière de se dominer avec fermeté, il ressentait leurs souffrances comme si elles étaient siennes.

C’est avec une inquiétude toujours croissante que Juri-chéo constatait le désir de Moïse d’être auprès de son peuple. Elle craignait que son père ne l’apprit, car il avait oublié à présent que Moïse était israélite. Le pharaon parlait même en sa présence des nouvelles charges qui seraient imposées à Israël. Il ne voyait pas le regard fulgurant du jeune homme. Juri-chéo tremblait de peur. Ainsi la situation devenait de plus en plus tendue, et le lien entre Juri-chéo et Moïse toujours plus fragile, dans l’attente de la secousse qui le déchirerait.

Moïse ressentait cette tension. Il désirait y mettre fin. Ses pensées s’envolaient avec nostalgie vers Abd-ru-shin. Chaque jour, il attendait le retour du prince. Il chevauchait loin dans la plaine, en direction du royaume de Abd-ru-shin. Ses yeux scrutaient l’horizon comme s’ils s’attendaient à voir apparaître un groupe de cavaliers avec Abd-ru-shin à leur tête. Ce désir était tellement ardent qu’il devint la raison d’être de ses journées.

Il évitait Israël, étant donné qu’il se rendait compte que tous ses efforts pour devenir l’ami de ce peuple restaient vains. On le regardait toujours avec la même méfiance qu’au début. Ces hommes ne lui accordaient pas leur confiance, ils redoutaient constamment un danger et considéraient aussi ses paroles avec défiance. Moïse était sur le point de se lasser, c’est pourquoi il se tenait à l’écart. Certes il n’avait pas encore atteint la maturité indispensable pour accomplir l’œuvre immense qui l’attendait. Sans cesse ses pensées volaient vers Abd-ru-shin, sans cesse les exhortations du prince lui revenaient en mémoire, afin qu’en elles il s’affermisse.

Et puis, après de longs mois, alors qu’il avait rejeté au loin toute possibilité de le revoir et qu’il n’y croyait plus, Abd-ru-shin se trouva là, tout à coup ! Accompagné d’un grand nombre de cavaliers, il pénétra à l’improviste dans la cour du palais.

Une puissante émotion s’empara de Moïse. Voulant être le premier à souhaiter la bienvenue au prince, il se précipita dans la cour.

Au moment où les cavaliers allaient pénétrer dans le palais, ils se heurtèrent à Moïse qui courut à la rencontre de Abd-ru-shin et s’inclina profondément devant lui ; puis il s’agenouilla, saisit le vêtement du prince et y porta les lèvres.

Abd-ru-shin s’en défendit. Cette façon exagérée de saluer lui était visiblement désagréable. Mais lorsque ses yeux rencontrèrent le regard candide et rayonnant du jeune homme, il sourit avec bonté. Moïse, que la joie avait rendu muet, marcha à ses côtés ; il l’accompagna auprès du pharaon. Cependant il s’arrêta devant l’immense tenture qui fermait la chambre du pharaon.

– Je ne puis te suivre plus avant, Abd-ru-shin, je ne supporte pas « sa » présence en ce moment.

– 12 –

A ces mots, il écarta la tenture, laissa entrer Abd-ru-shin et s’en retourna. Songeur, il parcourut ses appartements. Il resta là longtemps, tout pensif, le regard vide. Seule une étincelle semblait brûler au fond de ses yeux. Son enthousiasme intérieur était invisible pour autrui. Il ressentait l’immense force dont la présence de Abd-ru-shin l’avait inondé. Il percevait en son for intérieur la pulsation d’une vie nouvelle. Une joie emplie de reconnaissance le poussait à se soumettre à tant de grandeur.

Moïse attendait.

Il attendait impatiemment l’appel du pharaon. Lorsqu’enfin un esclave se présenta pour lui faire part du désir du pharaon de le voir assister au repas, il bondit, comme soulagé.

Pénétré de calme et d’espoir, il se prépara à entendre les paroles du prince. En entrant, il put encore saisir les derniers mots de Abd-ru-shin avant que celui-ci ne l’eût aperçu.

– J’ai dressé mon camp, toute une ville de tentes, non loin de la frontière de l’Égypte. Pendant ce temps, je serai volontiers et souvent ton hôte, noble pharaon.

Moïse exulta intérieurement. Son visage rayonnait de joie. Le pharaon l’aperçut et, d’un geste de la main, l’invita à prendre un siège bien éloigné de Abd-ru-shin, car une partie de sa suite devait prendre part au festin.

Et Moïse n’obéit pas au pharaon ! Il s’assit tout près de l’hôte. Le pharaon voulut le remettre à sa place, mais la politesse envers l’étranger s’y opposait. Le regard furieux, il fixa Moïse qui ne parut pas comprendre et resta tranquillement assis à la place qui ne lui était pas destinée. Un instant plus tard, les amis et les sujets de Abd-ru-shin faisaient leur entrée. Après avoir échangé des salutations animées, tous prirent place.

Moïse observa les hommes autorisés à rester toujours auprès de Abd-ru-shin. C’étaient en partie des êtres au visage farouche et audacieux, aux traits durs et comme gravés dans l’airain, au langage rude ; des fils du désert ayant grandi sans la moindre discipline, jusqu’à l’arrivée de ce prince qui les avait domptés de sa force. Ces hommes s’étaient soumis sans broncher à cette volonté supérieure. Leurs yeux ne quittaient pas les lèvres de leur chef, ses paroles les pénétraient, les comblaient au point qu’ils le suivaient sans hésitation. Moïse les aimait, il aimait leur maître à travers eux. Il s’imagina ce que feraient ces hommes si quiconque osait attenter à la vie de Abd-ru-shin, et il en frémit.

Moïse savait que les ennemis du prince étaient innombrables ; il entendait beaucoup de choses dans la demeure du pharaon. Il n’avait qu’à regarder la physionomie des hôtes du pharaon pour savoir qu’ils parlaient de ce prince si puissant lorsque, les lèvres pincées, ils émettaient des sons sifflants. Il connaissait leur regard fureteur et faux, il voyait leurs mains crochues aux doigts recourbés comme des serres, et il pressentait aussi vaguement la haine du pharaon.

Pourtant, personne n’osait manifester ouvertement son aversion envers Abd-ru-shin, ils étaient trop lâches pour cela. En avait-il conscience ? Reconnaissait-il ses ennemis sous leur masque affable ? Abd-ru-shin jouissait-il d’une protection particulière du Ciel, pour qu’il puisse fréquenter aussi tranquillement la demeure de ses adversaires et y dormir comme s’il était chez lui ? Le pharaon et ses magiciens pressentaient quelque secret. Avaient-ils raison ?

Beaucoup d’idées passaient par la tête de Moïse tandis qu’il observait les compagnons de Abd-ru-shin.

– 13 –

N’était-ce pas le plus grand bonheur que de pouvoir le servir et se soumettre à la volonté de celui qui ne voulait que ce qui est juste ? Ces hommes rassemblés autour de leur prince étaient tous heureux. Ils n’avaient pas cette agitation fébrile qui le poussait, lui, à rechercher la Vérité.

Après plusieurs heures, Abd-ru-shin et sa suite se mirent en route. Moïse accompagna le prince jusqu’à la proximité des tentes. Ils galopèrent dans la nuit et seules quelques brèves paroles isolées rompirent le silence. Finalement, Moïse pria Abd-ru-shin de s’arrêter pour lui permettre de tourner bride. Mais Abd-ru-shin continua et Moïse suivit sans dire un mot.

Ce ne fut qu’au moment où les tentes apparurent dans le lointain que Abd-ru-shin se tourna vers Moïse.

– Ne veux-tu pas être mon hôte pour quelques jours ?

Un regard rayonnant fut la réponse de Moïse, puis il sembla avoir quelques scrupules ; il hésitait.

– Abd-ru-shin, je vais rentrer aujourd’hui, mais demain je viendrai te voir.

Le prince s’inclina brièvement, salua en portant la main à son front et lança un ordre bref à sa suite. Au même instant, la troupe se remettait en marche. Les chevaux étaient si impétueux que, tel un nuage, le sable s’élevait derrière eux. Moïse resta longtemps immobile jusqu’à ce que les cavaliers aient disparu et soient arrivés près des tentes qui se détachaient comme des spectres à l’horizon. Puis il tourna bride et revint rapidement dans le calme de la nuit tropicale. Le silence alentour, accentué par le bruit régulier des sabots de son cheval, ne tarda pas à engourdir ses sens. Il poussait toujours davantage sa monture ; son burnous blanc se gonflait et flottait derrière lui. A le voir galoper ainsi dans la nuit calme, on aurait dit un fantôme.

Le jour était déjà levé depuis longtemps lorsqu’il arriva enfin au palais. Épuisé, il tomba presque de sa selle. Il se traîna péniblement dans ses appartements, se jeta sur une couche et s’endormit profondément.

Les conséquences de sa décision avaient tourmenté Moïse à la limite du supportable. A présent, il gisait, épuisé, comme un mort, et toute tension l’avait quitté.

Doucement, Juri-chéo entra dans la pièce ; elle s’approcha de Moïse et resta là longtemps à le contempler. Ses traits étaient douloureusement crispés. Inconsciemment, Juri-chéo murmura :

« Moïse, mon enfant, à présent tu ne m’appartiens plus. Demain, ou très bientôt, tu vas me quitter pour toujours. Tu suivras ton chemin, et aucune pensée ne te fera pressentir la douleur d’une femme qui t’aimait plus que son père et son pays. Il y a à présent entre nous un voile gris, épais et tenace, qui nous sépare à jamais. Oh, Moïse, j’ai moi-même fourni les fils qui t’enveloppent aujourd’hui en un puissant tissage. Tu es libre, tu es seul, et tu disposes de l’aide et de la force d’un Dieu puissant. Qu’il continue à te protéger et qu’il te donne la victoire ! »

Elle se pencha sur le dormeur, déposa une petite boîte en or sur sa poitrine et, des lèvres, lui effleura les cheveux. Puis elle se redressa hâtivement. De grosses larmes remplissaient ses yeux et coulaient lentement sur le visage apaisé de Juri-chéo. Elle quitta la pièce sans bruit…

Moïse remua, ses lèvres esquissèrent un sourire… Il se réveilla et se leva d’un bond. La boîte glissa sur sa poitrine et s’enfonça parmi les peaux. Moïse ne s’en aperçut pas : il ne l’avait pas remarquée.

– 14 –

Son visage trahissait son agitation.

– Maintenant, nous y voilà ! murmura-t-il. Il ouvrit les bahuts et les coffres à la hâte et en sortit bijoux et vêtements. Ses yeux contemplèrent ces trésors – il aimait le faste – et pourtant, il repoussa le tout, il s’en détacha. Il ôta ses bagues, enleva la lourde chaîne d’or qu’il portait au cou, rangea le tout dans le coffret qu’il ferma soigneusement avant de le reposer à sa place.

Enfin tout fut prêt. Il jeta un manteau de couleur sombre sur ses épaules et quitta la pièce sans se retourner. Inconsciemment, il se dirigea vers les jardins de Juri-chéo, sachant qu’à cette heure-là elle s’y trouvait avec ses servantes.

Juri-chéo entendit son pas résonner sur le marbre. Une expression de frayeur parcourut son visage. Elle joignit les mains, les ouvrit et, dans sa profonde détresse, pressa ses paumes l’une contre l’autre. Les pas de Moïse se rapprochaient. Juri-chéo l’aperçut tandis qu’il contournait un péristyle. Elle vit le manteau sombre et eut la certitude de ce qui allait arriver. Que Moïse portât ce manteau, lui qui aimait tant tout ce qui était clair et haut en couleurs, montrait bien qu’il avait pris congé de tout.

– Moïse ? demanda-t-elle doucement lorsqu’il fut devant elle.

– Juri-chéo, je veux partir maintenant – tu sais pourquoi.

Elle ne fit qu’incliner la tête, son cœur battait lentement et péniblement.

– D’abord, je me rends chez Abd-ru-shin, dont je suis l’hôte, et puis…

– Et puis ?

– Je veux vivre pour mon peuple.

De nouveau, Juri-chéo inclina la tête. Moïse voulut ajouter quelque chose, un mot de remerciement, mais il en fut incapable ; respirant avec peine, il se tenait devant elle. Et Juri-chéo ne réussit pas à lui faciliter le départ. Elle se rendit compte qu’elle n’avait jamais cessé d’espérer, qu’elle s’était malgré tout cramponnée à cet espoir.

Alors Moïse se détourna ; il partit rapidement et la quitta. Juri-chéo resta parfaitement immobile, elle ne fit aucun mouvement, pas un son ne sortit de sa bouche tandis qu’elle le suivait des yeux… Enfin, lorsqu’elle le crut parti, elle rentra dans ses appartements. Comme en rêve, elle se dirigea vers la couche où Moïse dormait encore quelques instants auparavant. Elle s’y assit et caressa les coussins et les peaux.

Là ! Elle tenait la boîte dans sa main, le talisman, son dernier cadeau à Moïse. Elle l’examina, posé à plat dans sa main ouverte. Puis elle se dirigea vers le coffret à bijoux : fermé ! – Juri-chéo attacha le talisman à une chaîne qu’elle portait autour du cou et le cacha sous ses vêtements.

« Il n’a rien pris avec lui », pensa-t-elle. « Il est parti aussi pauvre qu’il était venu. Il n’a pas emporté un seul souvenir de moi pour son départ dans le monde. » Dans sa détresse, Juri-chéo ne confia son chagrin à personne. Rien n’avait changé en apparence.

– 15 –

Pendant ce temps, Moïse galopait vers le camp de Abd-ru-shin. A perte de vue, le désert s’étendait devant lui. Du sable, toujours du sable, rien que du sable, aussi loin que ses regards portaient. Un soleil ardent dardait ses derniers rayons sur le paysage solitaire. Moïse ne voyait rien de tout cela, il n’avait qu’une pensée : « C’est fait ! » Il lui fallait se rappeler sans cesse qu’à présent il se trouvait réellement au commencement de sa mission. Il ne pouvait plus reculer !

De loin, des cavaliers s’approchaient. Moïse poussa des cris d’allégresse en apercevant certains visages bien connus de la suite de Abd-ru-shin.

Les cavaliers l’entourèrent et, à une allure vertigineuse, ils se dirigèrent vers le camp de Abd-ru-shin. En voyant apparaître les tentes, Moïse respira, comme délivré. Il lui sembla sentir le souffle du pays natal. Quelque chose de familier se trouvait là – des amis !

Le cheval blanc de Abd-ru-shin caracolait avec impatience. Le cavalier solitaire se tenait sur une petite colline et ses regards allaient au-devant des arrivants.

Un vent léger faisait gonfler et retomber son burnous. L’apparition entière, l’homme et le cheval, se détachant sur le ciel nocturne d’un bleu foncé, formait un tout. Moïse vit le ciel, le scintillement des étoiles et, en couronnement du paysage, le cavalier solitaire sur la colline. Il tressaillit. Un souvenir indéfinissable s’éveilla en lui.

« Il est différent de tous les hommes », pensa Moïse. « Il est seul, la liaison entre lui et nous fait défaut. S’en aperçoit-il lui aussi ? Ressent-il cette solitude ? »

Au même moment, Abd-ru-shin descendit la colline de sable au galop. Quelques instants plus tard, les cavaliers se trouvaient face à face.

Un regard scrutateur de Abd-ru-shin se fixa sur Moïse.

– Libre ?

– Oui !

Abd-ru-shin fit un signe et, à la tête de ses cavaliers, il rentra au camp.

Quelques hommes étaient debout devant la tente de Abd-ru-shin ; ils guettaient les arrivants. Malgré l’obscurité, ils reconnurent leur prince. Les Arabes avaient l’ouïe fine ; ils reconnaissaient le pas de Abd-ru-shin entre tous. Ayant perçu l’approche des cavaliers, ils les avaient entendu sauter de leur selle et se perdre dans différentes directions. Plusieurs silhouettes se détachaient à présent sur le fond noir de la nuit. Les hommes s’écartèrent pour dégager l’entrée de la tente. Au même instant, cette dernière s’ouvrit, une frêle silhouette se glissa au dehors.

Dans l’obscurité, elle faisait l’effet d’une ombre sans corps. A présent, elle reconnaissait l’homme qui s’approchait de la tente.

– Abd-ru-shin !

On aurait dit un cri d’oiseau perçant le calme de la nuit. Elle courut alors au-devant du prince qui la salua joyeusement.

– 16 –

Abd-ru-shin fit signe à Moïse de s’approcher ; celui-ci s’était écarté discrètement. La tente était bien éclairée, des candélabres répandaient une chaude lumière qui permettait de voir tout l’aménagement intérieur. De précieux tapis couvraient le sol et les murs, des peaux garnissaient les sièges ; des coupes en or étaient remplies de fruits et rangées sur les côtés, des coffres ornés de pierres précieuses renfermaient des trésors d’une valeur inestimable.

Moïse ne vit rien de tout cela. Son regard fixait la jeune créature qui ne quittait pas le prince des yeux afin d’y lire tous ses désirs. Abd-ru-shin posa la main sur l’épaule de la fillette et sourit en montrant Moïse.

– Ne vois-tu pas que mon hôte voudrait bien savoir qui tu es ?

Moïse se troubla et, tout embarrassé, passa la main dans ses cheveux.

La fillette lui lança un regard étonné.

– Qui est ton hôte ?

– Un Israélite élevé à la cour du pharaon.

Elle saisit la main de Abd-ru-shin et, inquiète, se serra contre lui.

– Il était près du pharaon ?

– Oui, mais il l’a quitté, Nahomé.

– Oh ! Et, rassurée, elle dit en riant : « Alors, c’est bien. »

Abd-ru-shin s’adressa à Moïse :

– Nahomé vit sous ma protection. Elle et sa mère furent dépouillées de leurs biens et faites prisonnières par les guerriers du pharaon. J’ai pu les délivrer. Elle m’en est reconnaissante et reste toujours près de moi.

Moïse contempla cette candide créature et manifesta franchement toute son admiration.

– Qui pourrait s’empêcher de t’aimer, mon prince ! dit-il avec un regard empreint d’une ardente reconnaissance.

Abd-ru-shin leva la main en signe de protestation, puis désigna un siège :

– Tu dois être fatigué, Moïse, et tu as certainement faim. Nous allons manger.

Nahomé frappa dans ses mains et des serviteurs entrèrent, apportant des mets choisis qu’ils déposèrent aux pieds des convives.

– 17 –

Moïse fut inondé d’un indicible sentiment de sécurité. Pour la première lois de sa vie, il se sentait réellement chez lui. Dans les chaumières de son peuple, il n’avait pas trouvé ce calme et cette confiance, il avait même dû se faire violence pour y rester. Voir les yeux sombres de ses frères lui faisait mal. Ces regards accusateurs étaient toujours présents devant lui, le touchant jusqu’au fond de l’âme ; ils exigeaient et ne le lâchaient pas, ni à l’état de veille, ni pendant le sommeil. Le commandement d’aider les siens devenait toujours plus fort et plus perceptible en son for intérieur. Certes, il avait pitié d’eux, il les aimait, ces enfants d’Israël –, mais était-il un des leurs ? Connaissait-il leurs souffrances par expérience personnelle ? Les Égyptiens l’avaient-ils opprimé ? On l’avait toujours traité avec bonté à la cour du pharaon ; il ne pourrait jamais comprendre entièrement son peuple dans sa profonde souffrance.

Abd-ru-shin semblait lire dans les pensées de son hôte.

– Tu vas bientôt t’occuper de ta mission – Te sens-tu poussé à l’accomplir ?

Moïse regarda le prince bien en face.

– A présent, plus rien ne m’y pousse ; j’ai tout si je peux rester auprès de toi.

– Es-tu si chancelant ? Telle une exhortation, ces paroles sévères touchèrent Moïse. Il baissa la tête et se tut.

– Moïse ! Crois-tu encore en Dieu, en mon Dieu qui est aussi celui de ton peuple ?

– Oui, je crois en Lui.

– Et cependant, tu ne ressens pas pourquoi tu vis ?

– Abd-ru-shin, je vis pour délivrer Israël, mais… vais-je réussir ? Tu ne connais pas ce peuple comme je le connais. Je suis entré dans ses habitations, j’ai vu sa détresse et son désespoir, mais j’ai vu aussi la méfiance qu’il avait envers moi. Je suis un étranger pour le peuple, jamais il ne se fiera à moi. Et comment dois-je m’y prendre ? Que dois-je faire ? Fomenter un soulèvement contre les Égyptiens ? Un geste du pharaon – et Israël gît à terre, anéanti !

– Et tu parles de ta foi ? Non, Moïse, tu ne crois pas ! Seule la foi peut l’éclairer et te montrer les chemins que tu dois prendre.

– Abd-ru-shin, dis-moi ce que je dois faire et je vaincrai !

Gravement, Abd-ru-shin secoua la tête.

– N’ai-je pas encore parlé assez clairement pour toi ? Ne me comprends-tu pas ? Alors, va dans le désert, tout seul, sans protection, et prépare-toi jusqu’à ce que tu entendes la voix du Seigneur !

Désespéré, Moïse leva les yeux :

– Tu me dis de partir ? Je dois m’en aller ? Tu ne m’aimes pas ? Tu me méprises ?

De nouveau, Abd-ru-shin secoua la tête.

– 18 –

– C’est parce que je t’aime, Moïse, que je suis sévère envers toi, et c’est parce que je veux t’aider que je refuse de te garder près de moi. Va dans la solitude, lutte pour ta vie et mûris dans le silence. Attends que le Seigneur vienne à toi, écoute Sa voix et agis selon Son commandement.

– Seigneur ! Moïse avait prononcé ce mot en criant, puis il laissa retomber sa tête. « J’agirai ainsi », murmura-t-il.

Abd-ru-shin approuva gravement. Puis il se redressa.

– Moïse ! L’appel sonna joyeusement.

Moïse se leva d’un bond et vit le visage rayonnant du prince.

– Abd-ru-shin ! balbutia-t-il. Et le rayonnement se transmit à lui, répandant lumière et clarté sur ses traits.

– Je te comprends, Seigneur ! Ces paroles furent prononcées avec fermeté, sa voix ne tremblait nullement.

Le lendemain, Moïse quittait le prince. Il chercha la solitude afin de se préparer à sa tâche.

Le désert s’étendait devant lui, infiniment vaste et vide. Loin de tous, il se rappela sa jeunesse et comment il s’était libéré de toutes ses habitudes. Ce n’est que peu à peu que se dissipèrent les dernières pensées au sujet du luxe qui l’avait entouré. Les fatigues de la marche qu’il devait endurer s’il ne voulait pas mourir de faim lui semblèrent intolérables au début. Mais il était contraint de rechercher une oasis s’il ne voulait pas périr. Une voix intérieure le poussait inexorablement en avant. Moïse, qui pensait à la fertile vallée du Nil où la nature donnait en abondance aux hommes, jeta un regard scrutateur autour de lui. Un scintillement jaunâtre l’aveuglait – du sable, rien que du sable – nulle protection contre l’ardeur du soleil.

Souvent il tombait à genoux, désemparé, proche du désespoir. Lui fallait-il revenir sur ses pas ? Impossible ! Moïse pria.

Il implora Dieu comme il ne l’avait encore jamais fait. Et sa prière fut exaucée. Ses yeux virent des traces à moitié effacées. Il les suivit et, totalement épuisé, atteignit enfin l’oasis tant désirée. Une source ! Moïse but, son palais était comme desséché. Depuis longtemps déjà, ses vivres et l’eau transportée dans des outres sur le dos de son chameau étaient épuisés. Il serait mort de soif sans le secours qui lui fut accordé.

➙ Pendant ce temps, Abd-ru-shin chevauchait à travers la ville, Nahomé à ses côtés. Le prince et sa suite étaient revenus prématurément dans leur pays. Une construction blanche et basse s’élevait sur une colline : c’était la résidence du prince. En apercevant le palais, Nahomé poussa un cri d’allégresse.

– Tu te réjouis de revoir ta mère, Nahomé ?

– Oui, de cela aussi, mais maintenant que nous avons échappé au voisinage du pharaon, je me sens plus rassurée.

– 19 –

– Le pharaon ne pense pas à mal, mon enfant.

Nahomé regarda fixement devant elle.

– Mais moi, je sais qu’il est méchant.

– Il n’oserait pas s’attaquer à moi.

Nahomé ne répondit pas ; absorbée dans ses pensées, elle était assise sur son cheval, la main fourrée avec nonchalance dans la crinière de l’animal.

Nahomé ne possédait pas la force de se débarrasser des tristes souvenirs. Ce n’était encore qu’une enfant et elle n’avait pas surmonté la douleur de l’agression. L’horreur que lui inspirait le pharaon, dont les guerriers avaient tué son père, ne lui permettait pas de trouver le calme. Ce fut la première expérience sérieuse de sa jeunesse – et comme elle avait profondément marqué son âme d’enfant !

Puis vint la deuxième expérience vécue : leur délivrance par Abd-ru-shin. Jamais Nahomé n’oublia l’aspect du prince qui, les yeux rayonnants, s’était approché d’elle et l’avait soulevée de la misérable couche où elle s’était blottie craintivement.

Dès cet instant, Nahomé ne connut plus rien que son amour pour Abd-ru-shin, son libérateur. Avec une profonde reconnaissance et une humilité candide elle s’efforçait de servir le prince. Abd-ru-shin accepta les efforts touchants de l’enfant. Il aimait Nahomé et lui permettait de rester près de lui aussi souvent qu’elle le désirait.

Sur le toit plat du palais flottaient des emblèmes. Nahomé leva la main et fit des signes.

Abd-ru-shin lui aussi se réjouit en apercevant ses amis. La foule était massée des deux côtés du chemin. Des acclamations animées saluèrent le prince et ses cavaliers, exprimant la joie de le voir revenir. Abd-ru-shin accepta cette ovation en silence. De temps à autre, son regard parcourait la foule et il souriait.

A présent, le cortège avait atteint les portes du palais. Largement ouvertes, elles attendaient que le prince fît son entrée. Une vaste cour accueillit les cavaliers. Tous mirent pied à terre. Des serviteurs accoururent pour tenir les chevaux.

Un large escalier montait au palais. Les amis de Abd-ru-shin l’attendaient au bas des marches. Toute rayonnante, Nahomé courut vers sa mère.

Puis, après les salutations, Abd-ru-shin monta les marches pour accéder à ses appartements. Tous les autres restèrent au pied de l’escalier et regardèrent le prince monter toujours plus haut. Son manteau blanc qui tombait maintenant librement, l’enveloppait entièrement en bruissant légèrement sur les marches de marbre. Arrivé en haut, il se retourna brièvement, jeta un regard sur les visages amis tournés vers lui, puis se dirigea rapidement vers la droite, et pénétra dans ses appartements. Ceux qui étaient restés en arrière demeuraient plongés dans le silence. Leurs traits exprimaient une vénération et un dévouement proches de l’adoration. La volonté du prince les entraînait tous dans son sillage et les unissait dans leur amour pour lui.

– 20 –

➙ On avait remarqué avec surprise que Moïse s’était enfui du palais du pharaon. Le pharaon ordonna à Juri-chéo de venir le voir. Tremblante, elle se tenait devant son père, elle vit le sourire cruel de sa bouche pincée. Depuis longtemps, l’amour du pharaon pour sa fille s’était éteint ; ce n’était qu’à grand-peine que Juri-chéo pouvait calmer son père. Sa beauté d’autrefois avait disparu et c’était seulement grâce à un choix savant de vêtements et de cosmétiques rares qu’elle arrivait à faire renaître un peu de sa splendeur d’antan. En voyant à présent le regard froid du pharaon scruter son visage fané, elle sut qu’il la jugerait sans pitié.

« C’est la fin, se dit-elle, maintenant il a un prétexte pour m’éloigner de lui ».

– Où est-il, cet Israélite, ton protégé ?

Cinglante et froide, la question tomba sur Juri-chéo.

– Je l’ignore, répondit-elle d’une voix éteinte.

– Donc, tu ne reconnais pas lui avoir facilité la fuite ?

– Moïse pouvait entrer et sortir comme bon lui semblait.

– C’est ta faute ! Mais moi, je vais te dire où il se cache !

Juri-chéo tremblait tellement qu’elle fut obligée de chercher un appui. Pas un mot ne franchit ses lèvres.

– Où crois-tu donc qu’il se trouve, cet exalté ? Telle fut la question insidieuse du pharaon. – Eh bien, il est auprès de notre illustre hôte, Abd-ru-shin !

Juri-chéo resta muette.

– Tu ne sembles pas t’en étonner ? Mais bientôt tes yeux se dessilleront, tu verras ce que tu as causé par ton amour pour ce… ce…

– Père !

Le pharaon se mit à ricaner. Son visage décrépi devint grimaçant, on aurait dit une momie aux traits ridés et desséchés. Juri-chéo recula d’un pas.

– Tu as peur ? De moi ? Bientôt tu trembleras devant un autre, devant ce prince arabe ! Il est rusé. Il savait à qui il donnait l’hospitalité, à l’ennemi mortel de notre maison, à un initié qui a pu tout apprendre chez nous, nos faiblesses et nos lacunes !

– Arrête ! s’écria Juri-chéo.

– Oui ! A présent, tu as peur, maintenant qu’il est trop tard !

– Non, non, il n’est pas mauvais, tu te trompes !

– Quoi ! Tu crois donc Abd-ru-shin assez naïf pour laisser échapper cet avantage ? Attends, et sous peu il se trouvera bien armé aux frontières de notre pays, là où elles sont mal défendues !

– 21 –

– Jamais Abd-ru-shin ne nous attaquera : il nous laissera en paix, de même qu’il n’a jusqu’à ce jour pillé aucun autre pays.

– Folle que tu es !

– Juri-chéo s’affaissa, elle pleurait. Implorante, elle leva les bras.

– Père, crois-moi ! Je le connais mieux que toi. Jamais Abd-ru-shin ne serait capable d’un acte pareil ! Non, Moïse avait d’autres raisons pour nous quitter. Je ne les connais pas, mais elles n’ont aucun rapport avec les suppositions que tu viens de faire.

– Sors d’ici ! dit le pharaon d’une voix sifflante. Des folles comme toi ne peuvent prétendre au trône d’Égypte. Elles causeraient sa perte. Tout au long de ma vie, j’ai réparé les faiblesses de mon père, j’ai rendu au pays l’aisance et la puissance, j’ai réduit les droits des Israélites, droits qu’ils s’étaient arrogés sous le règne de mon père. Et maintenant, tout serait à nouveau transformé après ma mort ? Jamais tes faibles mains ne pourraient tenir les rênes ! Tu ne prends aucune part à mes efforts, à ma sollicitude pour le pays. Tu céderais le pouvoir à ces intrus, à ces parasites ; il reposerait entre les mains de Moïse, qui te domine entièrement !

Juri-chéo chancela ; elle s’était relevée lentement et, pouvant à peine se tenir debout, se trouvait à présent face au pharaon.

– Puisses-tu ne jamais te repentir de tes actes envers ce peuple malheureux ! Je renonce au trône qui est fondé sur tant de meurtres.

A ces mots, effrayée de sa propre hardiesse, elle quitta le pharaon. En frémissant, elle pensait à la cruauté de son père.

Le pharaon médita de nouvelles horreurs. Il voulait se maintenir au pouvoir à tout prix. En vieillissant, ses passions et son goût immodéré du pouvoir terrestre s’étaient accentués. Le fait d’avoir perdu Juri-chéo le laissait indifférent. Seuls l’or et la puissance lui faisaient oublier qu’il était privé d’amour.

Sa haine pour Abd-ru-shin ne connut plus de bornes. Il se creusait la tête pour trouver un moyen d’anéantir le prince. Il passait des nuits entières à questionner ses magiciens. Cependant, un silence significatif se faisait dès qu’il prononçait le nom du prince. Tous s’accordaient à prêter à Abd-ru-shin un pouvoir secret que personne ne connaissait. « C’est un don surnaturel – cela dépasse nos connaissances », disaient les magiciens. Et, chaque fois, le pharaon les quittait en grinçant des dents. Menacés de la peine de mort, ils vivaient dans une terreur continuelle et cherchaient désespérément une solution.

Les geôliers frappaient Israël plus fort, plus fort que jamais. Les dos à peine cicatrisés se courbaient toujours davantage sous les coups de cravache. Plus d’une main s’élevait, suppliante. La corvée devenait de jour en jour plus intolérable. Le peuple gisait dans la poussière, et, malgré tout, il pensait à Dieu. Des lèvres desséchées adressaient des supplications au Très-Haut, des mains déformées se dressaient, plaintives, vers le ciel.

Et Moïse, loin dans le désert, attendait l’appel du Seigneur.

– 22 –

➙ Sur l’ordre du pharaon, on offrait des sacrifices au temple d’Isis. Une agitation secrète s’était emparée des prêtres. Le pharaon venait chaque jour au temple assister aux sacrifices. Il était assis là, raide et comme pétrifié ; seuls ses yeux brillaient de temps à autre lorsque la fumée s’élevait des autels et que les danseuses relevaient le sacrifice par leurs danses.

Une musique sourde accompagnait les mouvements rythmés des danseuses sacrées. L’atmosphère était oppressante. Le pharaon semblait insensible à tout. Il fixait les colonnes de fumée gris-bleu qui, s’élevant sans cesse, s’accumulaient en une nappe épaisse qui planait sur toute la salle.

L’un des prêtres chuchota à une danseuse :

– Il est fou, il va nous anéantir à force de sacrifices !

La danseuse osa jeter un regard sur le pharaon :

– Il voit à peine les sacrifices et il ignore mon épuisement. Si je m’arrêtais, il ne s’en apercevrait même pas.

Elle avait parlé au prêtre à voix basse. Il eut juste le temps de lui faire signe de se taire, car le pharaon s’était levé de son siège et se dirigeait vers l’idole. Ses pas traînants, qui se rapprochaient de plus en plus, firent frémir le prêtre et la danseuse. Que voulait-il ?

Le pharaon s’arrêta devant la danseuse et, de sa main desséchée, lui fit signe de s’arrêter.

Agenouillée, elle attendit. Puis il dit d’une voix sifflante :

– Viens avec moi !

L’épouvante fit frémir le corps de la jeune fille. Elle se leva, hésita un instant, tandis que le regard qu’elle lança au prêtre était un appel à l’aide. Celui-ci se cramponnait au pied de l’idole. Ses yeux trahissaient le désespoir, la rage et la haine impuissante. Il aurait voulu se glisser comme un tigre derrière le souverain qui partait d’un pas traînant, et l’assommer d’un seul coup. Il aimait la danseuse. La reverrait-il si elle suivait le pharaon ? Tout tourna autour de lui. Lorsqu’il revint à lui, la danseuse avait disparu. Des couloirs souterrains conduisaient au palais. Le prêtre les connaissait. Il possédait les plans précis de ces galeries secrètes ; il lui était facile d’accéder au palais sans être vu et d’arriver même à proximité du pharaon sans éveiller l’attention de quiconque.

– Je le tuerai ! lança-t-il.

➙ Pendant ce temps, le pharaon était assis avec la danseuse dans une petite pièce tapissée de sombres tentures. On voyait partout des cornues et des récipients de forme bizarre. Une atmosphère lourde, faite d’un mélange de plantes brûlées et de parfums, coupait presque la respiration à la jeune fille.

– Approche-toi, car personne ne doit entendre ce qui n’est destiné qu’à tes oreilles ! ordonna le pharaon.

– 23 –

Lentement, la jeune fille se dirigea vers lui.

– Plus près ! Voilà ! approuva-t-il. Écoute ! Il avança la tête au point que ses lèvres touchèrent presque les oreilles de celle qui écoutait. Le visage de la jeune fille refléta clairement l’effet produit par les paroles qu’elle venait d’entendre. Son expression passa de l’étonnement à la peur, puis à l’horreur. Et lorsque le pharaon se cala de nouveau au fond de son siège, dans l’attente impatiente de la réponse de la jeune fille, il fallut à celle-ci un certain temps pour retrouver son calme.

– Je… te… remercie…, noble pharaon, bégaya la danseuse, que tu aies choisi la plus indigne de tes servantes pour cette haute mission, mais…

– Silence ! Pas de mais ! Il faut que tu accomplisses cet acte ! Maintenant va-t-en et prépare tout. Vers le soir, un cavalier viendra te chercher.

La jeune fille s’apprêta à partir.

– Arrête ! cria à nouveau le pharaon, comme s’il venait d’avoir une bonne idée. Le prêtre qui a sacrifié t’accompagnera ; à deux, vous pourrez plus facilement vous charger de la chose. Parle-lui en. La récompense ne vous fera pas défaut.

L’espace d’un instant, le visage de la danseuse s’illumina de joie. Elle s’inclina jusqu’à terre, puis quitta les lieux.

Le pharaon resta encore longtemps dans la pièce sombre, il ricanait. Toutes ses pensées ne visaient qu’à une chose : l’anéantissement de Abd-ru-shin.

Essoufflée, la danseuse arriva au temple. Elle chercha le prêtre, mais il n’était pas là. Elle se précipita dans sa chambre où il l’attendait souvent pendant qu’elle exécutait ses danses. Rien ! Indécise, elle restait là, se mordant impatiemment la lèvre inférieure. L’inquiétude la gagna, elle serra nerveusement les poings. Avait-il commis une imprudence ? L’avait-il suivie ? Elle se mit à courir de long en large. Dans sa crainte à son sujet, elle oublia que le soir approchait, la contraignant à prendre une décision.

Soudain, elle se rappela les souterrains qui conduisaient au palais. C’était là qu’il se trouvait !

En hâte, elle retourna au temple. Les prêtres étaient là sur les marches, devant l’idole. La danseuse se glissa entre ces êtres à moitié engourdis, disparut derrière la statue, déplaça une petite pierre de mosaïque dans un trou à peine visible, et le dos de la déesse s’ouvrit. La jeune fille rampa à l’intérieur de la statue et, par des marches étroites, se glissa dans les profondeurs.

La galerie s’élargit enfin, lui permettant de se tenir debout. La danseuse ressentait à peine la peur mais, au contact des murs humides, elle frissonna, Les mains tendues en avant, elle trouvait son chemin dans l’obscurité.

– Nam-chan ! appelait-elle de temps à autre. Enfin, elle perçut des bruits de pas.

– Qui est là ? demanda quelqu’un tout près d’elle.

La danseuse s’élança en avant.

– 24 –

– C’est moi ! C’est moi ! balbutia-t-elle en se cramponnant au prêtre. Elle était si émue qu’elle sanglotait nerveusement. Le prêtre la tint enlacée et la ramena sans demander d’explications.

Ils remontèrent les nombreuses marches étroites et arrivèrent au temple sans être remarqués. La main dans la main, ils se glissèrent dans une petite pièce semblable à une cellule.

– Parle ! Je veux savoir ce qui s’est passé. Lorsque je suis arrivé au palais, j’ai entendu un esclave dire que tu étais repartie. Et maintenant, tu cours dans ce labyrinthe ! Tu aurais pu te tromper de chemin ; un non-initié peut trouver la mort dans ces couloirs. Mais parle donc !

La jeune fille avait retrouvé son calme. Seules ses mains jouaient nerveusement avec une chaîne.

– On va nous conduire ensemble à la frontière du pays de Abd-ru-shin. Là, le cavalier qui doit nous emmener nous mettra dans le même état que si nous avions été dépouillés. Aux Arabes qui nous trouveront, il nous faudra dire qu’on a voulu nous tuer et que seule la fuite nous a sauvés. Le prince nous accueillera, nous hébergera et alors …

– Alors ?

– Il faudra l’épier, découvrir son secret et le rapporter au pharaon qui nous récompensera largement !

Le prêtre sursauta, révolté :

– Jamais nous n’agirons ainsi !

– Il le faut, sinon le pharaon nous fera tuer.

Le prêtre ne dit plus rien, il prit la main de la jeune fille et la caressa. Son cerveau travaillait fébrilement, cherchant le moyen d’éviter tout cela…

D’un coup de pied, la porte s’ouvrit.

– Étes-vous prêts ?

Un cavalier se dressait devant eux. Inconsciemment, tous deux acquiescèrent d’un signe de tête. Ils changèrent rapidement de vêtements puis suivirent leur guide dans la nuit. Trois chevaux déjà sellés les attendaient et bientôt ils se rendaient au trot vers leur destination…

Plus tard, non loin de la frontière, un groupe d’Arabes trouva deux personnes, un homme et une femme, à demi-morts de soif et à peine vêtus. Les cavaliers les hissèrent sur les chevaux et se dirigèrent au galop vers la ville de Abd-ru-shin.

Le prince accueillit les étrangers, leur fit donner des vêtements et de la nourriture et, lorsqu’ils le supplièrent de rester à son service, il donna son assentiment.

Dans la demeure de Abd-ru-shin, le prêtre oublia qu’il avait servi Isis et la petite danseuse dansa devant le prince comme si sa place avait toujours été là. Tous deux étaient heureux. Auprès de leur nouveau maître, le pharaon s’évanouit comme un fantôme ; ils l’oublièrent aussi…

– 25 –

➙ Juri-chéo se trouvait auprès de la couche du pharaon. Elle vit la mort qui l’appelait, dressée derrière lui. Le roi était couché et se battait avec l’inévitable. Sa volonté se révoltait contre la mort.

– Appelle ton frère ! dit-il à grand peine. Juri-chéo sortit. Elle revint avec Ramsès.

Le pharaon ouvrit les yeux et regarda son aîné, puis son regard se posa sur Juri-chéo dont les yeux étaient remplis de douceur. Il fit de grands efforts pour prononcer quelques mots.

– Ramsès, tu seras roi ; ce sera toi le pharaon si tu prêtes serment, jure-moi de mener mon œuvre à bonne fin. Asservis Israël ! Et méfie-toi de Abd-ru-shin : tue-le, sinon il te tuera !

Et la colère si longtemps contenue en Ramsès explosa. Sa haine contre Juri-chéo le domina. Il prêta volontiers serment, car il blessait par là Juri-chéo au plus profond d’elle-même.

Le pharaon dit encore :

– Il faut que tu le fasses assassiner clandestinement ; ce n’est qu’ainsi que tu pourras découvrir son secret. Évite de lui faire la guerre, il est invincible ! Seule … la ruse … t’aidera …

Le pharaon se tut, à bout de forces. Ramsès vit vaciller, puis s’éteindre, la dernière étincelle de vie … Le pharaon était mort.

Avec appréhension, Juri-chéo passa près de son frère et sortit à la hâte. Elle était inquiète. Ramsès tiendrait-il parole ?

➙ Moïse vivait loin de l’Égypte, loin du royaume de Abd-ru-shin. Une peuplade nomade l’avait accueilli. Moïse gardait des moutons et des bœufs. Des semaines durant, il restait seul dans la steppe, entouré des bêtes qu’il conduisait de pâturage en pâturage.

Tout était calme autour de lui, nulle voix humaine ne parvenait à son oreille. Et Moïse attendait toujours l’appel du Seigneur. Pleines de nostalgie, ses pensées volaient vers Abd-ru-shin et, inlassablement, elles cherchaient la Force qui venait de là. Lorsque, la nuit, il était accroupi devant le feu, en parfait accord avec le calme environnant, les voix de son peuple venaient à lui par essaims innombrables. Toutes criaient et imploraient du secours : lamentations de femmes tourmentées, pleurs craintifs et plaintifs d’enfants apeurés, gémissements étouffés et murmures sourds d’hommes trop faibles pour briser leurs chaînes.

De puissantes forces pénétraient les plus délicates facultés intuitives de celui qui écoutait dans la solitude. Moïse se leva d’un bond. Son corps musclé et presque trop mince se tendit, il écarta les bras et leva ses mains ouvertes vers le ciel comme s’il demandait à recevoir d’en haut la bénédiction, le signe du commencement. Il demeura ainsi en attente, se demandant si la voix du Seigneur n’allait pas se faire entendre. Bientôt, il abaissa de nouveau les bras ; ses mains qui, malgré les travaux pénibles, étaient restées fines et minces, retombèrent mollement.

– C’est encore trop tôt, murmura-t-il, et il s’accroupit à nouveau en silence.

– 26 –

Souvent, l’attente lui ôtait tout courage. Au bord du désespoir, il souffrait de la contrainte qu’il s’était volontairement imposée pour arriver au but. Il savait que Dieu ne l’appellerait pas une seconde trop tôt ; il connaissait la Sagesse du Créateur. En ces instants où il se donnait entièrement à la prière, il lui semblait pressentir la perfection des lois. Il débordait alors de félicité.

Cependant, certains jours, il marchait nerveusement de long en large, sous l’effet de la Force qui provoquait une tension intérieure qu’il ne lui serait plus possible de maîtriser très longtemps. C’est alors que le séducteur s’approchait de lui pour le tenter, poussant Moïse au bord de la folie, le tourmentant jusqu’à l’épuisement ; il ne lâchait pas prise tant que Moïse ne l’avait pas démasqué et ne s’en était pas remis à Dieu. Épouvanté, Moïse repoussait les ténèbres, il se cramponnait avec une force toujours plus grande à la Lumière qu’il trouvait sur son chemin, éclatante et claire.

La tribu de bergers à laquelle Moïse s’était joint menait une vie de nomades. Les hommes parcouraient le pays avec leurs troupeaux, laissant femmes et enfants sous une faible protection. Le village bâti sur pilotis était extrêmement rudimentaire et aussi misérable que ses habitants. Moïse avait épousé une femme de cette tribu. Il la voyait rarement et ne pensait jamais à elle. Lorsqu’il était au village, sa vie ressemblait à celles des autres hommes. Moïse ne voulait nullement faire remarquer qu’il était différent. Il s’efforçait de passer inaperçu.

C’est dans une complète indifférence qu’il restait assis le soir avec d’autres villageois dans sa chaumière. On échangeait peu de paroles. Les hommes étaient renfermés et sans chaleur. La femme de Moïse avait des yeux sombres et intelligents. Il s’aperçut bientôt qu’elle était d’une autre nature que ceux de sa race. Au début, ses habitudes avaient effrayé Moïse, lui qui avait été choyé et élevé à la cour. Mais Zippora adopta les manières de son mari avec une rapidité surprenante. Comme si cela allait de soi, elle essayait de se plier entièrement à sa façon de faire et tâchait de lire dans ses yeux l’approbation ou le déplaisir. Jamais elle ne parlait de ses dieux à Moïse ; elle devinait inconsciemment que les siens étaient différents. Elle restait accroupie en silence dans un coin de la chaumière et ne se levait que s’il avait besoin de quelque chose. Elle demeurait sous l’emprise de la volonté de Moïse sans que celui-ci s’en aperçût. Il la regardait à peine ; elle ne le dérangeait plus. Étant beaucoup trop préoccupé de son avenir, il n’avait pas remarqué les efforts faits par Zippora. Aussitôt qu’il avait tourné le dos au village et que la vaste plaine s’étendait devant lui, il l’oubliait. Il aurait eu un sourire incrédule si on lui avait dit que sa femme pouvait se languir de lui en son absence. Ce n’était qu’en voyant apparaître le village dans le lointain qu’il se souvenait de Zippora.

Un jour, il revenait à nouveau au village, marchant derrière ses bêtes, appuyé sur sa houlette. A peine vit-il la fumée s’élever de quelques chaumières que la paix entra dans son cœur. Tout à coup, il crut pouvoir se réjouir de revoir ces êtres, si étrangers qu’ils fussent restés pour lui.

– Vraiment, pensa-t-il en souriant, la joie est entrée en moi, une joie si pure et si simple que seul un enfant peut en ressentir de semblable. Son visage se fit soudain sérieux et il ferma les yeux. Une voix lui parla : « Écoute ce que le Seigneur te fait dire par moi. »

– Oui, Seigneur ! répondit Moïse à voix haute et, après un instant, une fois encore : Oui, Seigneur ! Puis il se jeta à terre. Il tremblait.

Et il fit un geste incompréhensible : il lança sa houlette à terre devant lui et il lui sembla qu’elle se tortillait comme un serpent. Il saisit la queue du serpent et celui-ci redevint une houlette dans sa main.

– 27 –

– Je Te comprends, Seigneur ! dit-il, Ta volonté et Ta Parole sont pour moi ce bâton : si je le laisse tomber, il se transforme en serpent, symbole du tentateur sur terre. Si j’oublie Ta Parole, le serpent s’enroulera autour de mon pied et m’empêchera de marcher. Prête à m’anéantir à tout moment, sa dent venimeuse glissera sur mon pied.

Alors Moïse cacha sa main dans les plis de son vêtement et lorsqu’il la ressortit, elle était lépreuse.

Il frémit et la cacha une nouvelle fois sous son vêtement ; il la sentait guérir au contact de sa poitrine. Et lorsqu’il la regarda de nouveau, elle était aussi pure qu’auparavant. Subjugué, Moïse enfouit son visage dans ses mains.

– Oh ! Seigneur ! gémit-il, c’est trop grand pour moi, je ne puis Te comprendre !

Mais la voix ne se tut pas. Moïse fut obligé de continuer à écouter. Son visage était transfiguré.

– Je crois que j’accomplirai ma mission car Ta bénédiction repose sur moi. Oui, je veux purifier l’âme accablée d’Israël, la main lépreuse, je veux réveiller la Parole que Tu as déposée en moi et grâce à elle, laver Israël de la maladie et de la paresse qui la recouvrent, telle une lèpre incurable.

Moïse s’était levé ; il se redressa avec autorité. En signe visible, la lumière demeura dans ses yeux.

C’est ainsi que Moïse éprouva la Toute-Puissance de Dieu.

Formant un vaste cercle, les moutons étaient couchés ; ils ne faisaient pas le moindre bruit et semblaient paralysés par cette force immense qui avait vibré aussi au-dessus d’eux.

Debout, Moïse contempla les animaux à la ronde avant de prendre congé d’eux. Puis il fit avancer le troupeau vers le pays natal.

Le soleil disparut lorsque Moïse s’approcha du village.

Haletante, les yeux brillants, Zippora courut à la rencontre de Moïse. Il n’en vit rien. Il entendit à peine son bavardage car le puissant événement qu’il venait de vivre était encore trop présent en son for intérieur pour qu’il fût capable de penser à autre chose. Il était déjà entièrement détaché de ce peuple, dont sa femme faisait partie.

Finalement, Zippora se tut ; son regard scruta Moïse qui jamais encore ne lui était apparu aussi lointain, aussi étranger. Ses yeux se voilèrent et se remplirent de larmes. Elle baissa la tête. Alors de grosses larmes tombèrent sur sa poitrine, sur ses chaînes et sur les foulards multicolores dont elle s’était parée pour fêter le retour de son mari. Moïse ne vit rien de tout cela. De même, tandis qu’il mangeait les mets que Zippora lui avait servis, il restait muet et renfermé. Pourquoi pas ? Tous les hommes de cette tribu se comportaient de la sorte.

Zippora attendit patiemment qu’il lui adressât la parole. Après avoir mangé, il se leva, s’approcha du feu où la femme était accroupie et dit :

– Écoute ce que j’ai à te dire.

– 28 –

La femme se leva lentement, se plaça en face de lui et, la tête baissée, attendit qu’il parlât.

Moïse se rassit et désigna un siège à côté de lui. Craintivement, la femme s’approcha.

– Zippora, tu sais que je suis Israélite et que je sors de la maison du pharaon qui oppresse et torture mon peuple.

Zippora se contenta d’un signe de tête affirmatif.

– Jour et nuit, je pense à mon peuple ; j’entends son appel parvenir jusqu’à moi. Je suis venu dans ce pays pour me préparer à la mission qu’il me faut accomplir.

De nouveau Zippora acquiesça. Sa tête était légèrement inclinée pour mieux entendre les paroles de Moïse, mais elle ne comprenait rien à ce qu’il disait. Grâce à son instinct infaillible, elle se doutait de la répulsion de son mari pour tout ce qui ne faisait pas partie de sa mission. Elle se mit à trembler de peur. Sa nature simple se révoltait contre la douleur qui la dominait et la tourmentait. Elle entendit ses paroles et ne retint qu’une chose : il part !

Moïse avait tout dit. Plein d’espoir, il regardait Zippora. Alors elle leva la tête et ses yeux sombres, exprimant la plus grande douleur, se noyèrent dans les siens. Mais Moïse ne vit pas les yeux de sa femme, il vit les yeux de Abd-ru-shin qui le regardaient. Effrayé à l’extrême, il recula. Était-il possible qu’il n’ait jamais connu cette femme, jamais remarqué son amour ? Il était ému. Regrettant ses paroles, il saisit la main de sa femme. Celle-ci garda le silence ; seuls ses yeux fixèrent le visage de Moïse et virent le changement qui s’opérait en lui intérieurement. Il débordait de reconnaissance pour Abd-ru-shin qui, de son regard avertisseur, l’avait prévenu à temps. Il avait le cœur léger et se sentait heureux.

– Nous partirons ensemble, Zippora ; veux-tu venir avec moi ?

En signe d’assentiment, elle lui tendit aussi l’autre main.

➙ Peu de temps après, deux êtres traversaient le pays. Il leur fallut plusieurs semaines pour approcher du royaume de Abd-ru-shin où Moïse avait hâte d’arriver. En route, Moïse instruisit sa compagne. Il donna à Zippora des explications sur le pays inconnu où ils allaient pénétrer. Zippora écoutait attentivement ; elle comprenait tout aisément. Et beaucoup de choses enfouies au fond d’elle-même se réveillaient à présent : elle devint éloquente et sûre d’elle. Moïse ne cessait de l’admirer.

Mais son âme le devançait toujours. Tandis qu’il parlait de Abd-ru-shin à sa femme, il se voyait déjà arrivé. Le désir de se trouver près de lui se faisait plus intense.

« Enfin ! » exultait-il en son for intérieur, « enfin, je peux commencer ! » Son allégresse était si grande que Moïse en oubliait les fatigues du long voyage.

El lorsqu’apparurent au loin les créneaux du palais où habitait Abd-ru-shin, Zippora eut peine à suivre son mari. Il pressait le pas comme s’il en était encore au début du voyage.

– Moïse ! implora-t-elle, je ne peux pas te suivre aussi rapidement.

Moïse ralentit son allure. A nouveau, il était obligé de se souvenir d’abord de sa femme.

– 29 –

Comme dans un rêve, Moïse traversait les rues de la ville. Éblouissant de blancheur, le palais se dressait en plein soleil devant lui. Les rayons aveuglants avaient beau l’empêcher d’en distinguer nettement les contours, il ne pouvait en détacher les yeux. Debout devant le grand portail, il demanda humblement qu’on le laissât entrer. C’est couvert de poussière et pauvrement vêtu que Moïse revenait au palais. Zippora le suivit. Son cœur serré battait à grands coups dans sa poitrine. La splendeur de la cour intérieure, le sol de marbre richement coloré, les colonnes imposantes qui soutenaient le toit du péristyle intimidaient cette femme issue d’un peuple ignorant et misérable et la plongeaient dans un ébahissement qui lui coupait le souffle.

Zippora osait à peine regarder autour d’elle. Moïse marchait devant. En voyant son allure rapide, elle eut peur qu’il ne la laissât seule en ces lieux. Les vêtements de Moïse, qui tranchaient tellement sur ceux des serviteurs somptueusement vêtus, représentaient pour Zippora l’unique soutien, le seul point de repère parmi tout ce qu’il y avait d’inconnu alentour.

Ils approchèrent d’un escalier ; Moïse s’y arrêta. Zippora leva la tête, regarda vers le haut et vit, sur la plus haute marche, un être vêtu de blanc, portant un turban, blanc lui aussi, maintenu sur le front par une agrafe étincelante. La femme simple tressaillit. « C’est son dieu » pensa-t-elle, et elle se jeta à terre en se voilant la face.

Moïse resta là, le regard rayonnant, sans quitter des yeux le prince qui descendait à leur rencontre.

Les yeux de Abd-ru-shin, pareils à l’éclat de deux soleils, enveloppaient Moïse d’une chaleur bienfaisante. Lui aussi s’agenouilla devant Abd-ru-shin jusqu’à ce qu’il crût sentir la main légère du prince sur sa tête.

– Viens, Moïse, tu es mon hôte ; sois le bienvenu dans cette maison. Tu es ici chez toi !

Moïse dit à voix basse :

– Abd-ru-shin, sois remercié qu’il m’ait été permis de revenir auprès de toi.

– Tu te trompes, Moïse, tu es toujours allé de l’avant et tu as parcouru un cercle qui, commencé près de moi, devait aussi se fermer près de moi.

Moïse regarda le prince d’un air suppliant.

– Seigneur, je voudrais que ta bouche m’en dise davantage afin de m’éclairer.

En signe d’approbation, Abd-ru-shin inclina la tête.

– Qui est cette femme ? demanda-t-il ensuite en montrant Zippora qui était restée agenouillée.

– Mon épouse, Abd-ru-shin. Puis Moïse la releva et Zippora demeura là, timide et tremblante.

Abd-ru-shin lui toucha légèrement l’épaule ; alors elle osa le regarder. Son visage reflétait une pureté enfantine et elle leva vers le prince un regard empli de vénération.

– Venez, suivez-moi. Abd-ru-shin se retourna et gravit les nombreuses marches. Moïse et Zippora le suivirent.

– 30 –

Lorsqu’ils furent arrivés en haut, des serviteurs les attendaient. Abd-ru-shin leur fit signe d’approcher.

– Conduisez mes invités à leurs appartements, préparez leur un bain et donnez-leur des vêtements.

Puis il se tourna vers Moïse :

– Reposez-vous, remettez-vous des fatigues de ce long voyage. Dans quelques heures, votre serviteur vous conduira auprès de moi et nous prendrons le repas en commun. Pour le moment, restaurez-vous avec les quelques mets et fruits qu’on vous apportera.

Abd-ru-shin porta la main à son front pour saluer ses hôtes et les quitta.

Encore tout étourdis, ils suivirent machinalement les serviteurs. En pénétrant dans la chambre destinée aux invités, Zippora poussa un cri de surprise. Moïse, qui n’avait jamais vu pareil luxe à la cour du pharaon, fut lui aussi très étonné à la vue des objets de valeur qui se trouvaient dans la pièce.

On remplit d’eau claire les baignoires taillées dans le marbre. Le parfum des sels de bain et les essences qui se dissolvaient dans l’eau se répandaient dans l’atmosphère. Moïse se laissa tomber sur un siège confortable et ferma les yeux. Un indicible bien-être le gagna. Il oublia le temps des privations et s’abandonna entièrement à la sensation qui le pénétrait.

Plus tard, Moïse et Zippora, portant des vêtements doux et précieux, étaient assis à la table de Abd-ru-shin. Avides de beauté, comme enivrés, les yeux de Moïse s’attardaient sur les magnifiques coupes contenant les mets les plus choisis.

– Abd-ru-shin, tu me combles d’attentions ; j’en suis confondu.

– N’es-tu pas mon ami, Moïse ? A qui donner cela si ce n’est à mes amis ?

– Et où sont-ils aujourd’hui ?

– Aujourd’hui, ils nous laissent seuls puisque tu séjournes chez moi pour la première fois. Tu les verras demain et tu feras partie de leur cercle.

– Je ne profiterai pas longtemps de ton hospitalité, Abd-ru-shin ; il me faudra partir bientôt. Le devoir m’appelle à présent. Il est là qui m’attend.

– Je sais, Moïse. J’ai vu de mes propres yeux la détresse d’Israël.

Le pharaon est mort.

– Et Juri-chéo gouverne le pays ?

– Non, elle a été détrônée auparavant. Ramsès, l’aîné, est pharaon.

– Ramsès ! Pauvre peuple ! Il est plus cruel que son père !

– Il torture Israël bien plus que ne le faisait son père.

– 31 –

– Et Juri-chéo ?

– Est ici ! Elle est mon hôte. Moïse en pâlit d’émotion.

– Ici ?

Abd-ru-shin inclina la tête.

– Pour peu de temps seulement ; elle savait que tu allais venir ; mon ami, le voyant, l’a annoncé, il y a quelque temps.

Les yeux de Moïse devinrent suppliants. Alors Abd-ru-shin fit un léger signe et l’un des serviteurs disparut.

Peu après, Juri-chéo entrait. Moïse s’était levé, il fit quelques pas à sa rencontre. Puis il s’agenouilla devant elle. La fille du pharaon resta immobile. La douleur dont elle avait été accablée avait figé son visage, tel un masque. Ce masque tombait à présent, et soudain tous ses muscles se détendirent.

Un spasme convulsif parcourut ses traits. Après tant de contraintes imposées, la détente jaillit comme un cri.

Ses mains, toujours des mains d’enfant, caressaient doucement le foulard brodé dont Moïse était coiffé. Il se leva et la conduisit à table.

Zippora, les yeux écarquillés, observait la scène. Tel un aimant, ses yeux attiraient Juri-chéo.

– Ton épouse ?

Moïse fit oui de la tête.

Juri-chéo sourit avec douceur ; elle avait immédiatement reconnu l’amour de Zippora pour son ancien protégé.

Abd-ru-shin vit le bonheur de ces êtres et lut la reconnaissance dans tous les yeux.

Puis, derrière son siège surélevé, un pli du rideau s’ouvrit. Une petite tête ravissante aux cheveux noirs apparut. Un voile tissé d’or couvrait de justesse les boucles noires. Moïse poussa un cri de surprise ; Abd-ru-shin tourna la tête.

– Approche, Nahomé, dit-il en riant, je sais que tu ne supportes pas d’être exclue.

Nahomé fit la moue, puis son rire cristallin et clair résonna dans la pièce, toucha le cœur des hôtes et les conquit.

Nahomé se glissa sur un siège à côté de Abd-ru-shin et, par son bavardage, éclaira encore davantage le visage des invités.

A la fin du repas, Nahomé frappa dans ses mains. Un serviteur sortit et bientôt un gong résonna.

– 32 –

Le long d’un mur, les lourds rideaux s’écartèrent, découvrant une salle dont la vue arracha aux hôtes des cris d’admiration. Les murs étaient faits de pierres étincelantes. Des lumières placées dans des niches taillées dans la pierre se reflétaient dans des cristaux biseautés qui y étaient enchâssés. Les rayons de diverses couleurs s’entrecroisaient d’un bout à l’autre de la salle. Au centre, se dressait un socle bas et rectangulaire ; de chaque côté se trouvait une coupe plate d’où montaient des colonnes de fumée répandant de suaves parfums. Une femme enveloppée de lourds vêtements brillants était agenouillée sur le socle. Son visage était voilé. Une douce musique se fit entendre. La femme se redressa lentement au rythme de la mélodie. Son corps absorbait les sons puis les renvoyait transformés. Il donnait une forme, une expression à la musique qui semblait planer dans la salle.

Chaque mouvement de la danseuse témoignait de la plus haute perfection de son art. Les spectateurs voyaient pour la première fois la matérialisation pure et noble de la musique que seul un être clair et ouvert pouvait interpréter ainsi. Moïse se pencha vers Abd-ru-shin.

– Il n’y a place que pour la pureté et la beauté dans ta maison, mon prince. J’ai vu les danseuses du temple d’Isis et j’en étais ravi mais, comparé à celui de cette femme, leur art paraît bien terne.

Abd-ru-shin sourit.

– Je ne trouve pas les danseuses d’Isis plus mauvaises que celle-ci.

– Les danseuses du temple ne méritent pas cet éloge !

Abd-ru-shin ne répondit pas. La danse était terminée. Alors la danseuse laissa tomber son voile et les invités purent clairement distinguer ses traits.

– « Ce n’est pas possible ! » Moïse s’était levé. A ce moment, le rideau se referma. « Mais, c’était bien là Ere-si, la première danseuse du temple d’Isis ! »

– Ah, tu la reconnais ? Elle me fut envoyée par le pharaon défunt. Elle est arrivée avec un prêtre égyptien qui est à présent le compagnon de toutes mes chevauchées.

Moïse regarda le prince en silence. Seuls ses yeux montraient la vénération sans bornes qu’il portait en lui. Il ne demanda pas dans quel but le pharaon avait envoyé le prêtre et la danseuse car il s’en doutait bien. Une angoisse cuisante le gagna au sujet de Abd-ru-shin. Il aurait voulu l’implorer :

– Laisse-moi rester ici près de toi, pour te protéger et veiller sur toi !

Mais sa mission était d’une tout autre nature. Le Seigneur Lui-même la lui avait indiquée !

Et lorsque Moïse se trouva le lendemain face aux amis de Abd-ru-shin, son inquiétude se dissipa instantanément. Il vit le visage des Arabes aux traits coupés au couteau ; il vit leurs yeux sombres où brillait le courage, et l’aspect noble et imposant de l’ancien prêtre égyptien qui, tel un gardien, se tenait aux côtés de Abd-ru-shin.

Les yeux clairs et limpides de cet homme, son visage noble, aux traits réguliers, qui semblait provenir d’une race différente, étrangère, ôtèrent à Moïse ses derniers doutes. « Je ne saurais faire mieux que ceux-là. Chacun ici est prêt à donner sa vie pour Abd-ru-shin ».

– 33 –

Juri-chéo prit congé de Moïse. Fermes et pleins d’espoir, ses yeux se posèrent longuement sur lui.

Moïse lui prit la main.

– Sois remerciée encore une fois, Juri-chéo. Nous savons que maintenant c’est un adieu – le dernier en ce monde. Après cette séparation, il n’y aura plus de revoir.

Juri-chéo resta immobile. Une grande force la maintenait debout.

– Je sais tout cela, Moïse, et pourtant il n’y aura jamais de séparation. Je ne peux plus rien pour toi à présent, tu as une aide plus éminente. Penses-y toujours !

Elle fit encore un pas vers lui et, de ses deux mains, lui saisit le bras :

– Moïse, je te souhaite de remporter la victoire sur l’Égypte ! Je désire que tu réussisses à délivrer Israël ! Ton ennemi est puissant – mais ton Dieu est plus puissant !

Sa voix, tellement basse qu’on aurait dit un souffle, était pressante ; elle était empreinte d’une telle insistance qu’elle pénétra Moïse. Après avoir entendu ces paroles, il lui sembla prendre à nouveau conscience de la grandeur de sa mission.

Les vœux de Juri-chéo devenaient vivants en lui, ils résonnaient encore à son oreille lorsqu’il partit pour l’Égypte.

Pleine de foi et de confiance, sa femme était fidèlement restée à ses côtés.

La dernière image que Moïse emporta fut celle de Abd-ru-shin. Le dernier sourire du prince n’était qu’un espoir joyeux. La puissance invincible de ce sourire était pour Moïse la plus belle escorte. Et, plein de confiance, il partit au combat.

Abd-ru-shin interrogea Juri-chéo :

– Veux-tu rester ici ?

Elle le regarda. Grand était son désir de dire oui. Et pourtant, elle secoua la tête.

– Il faut que je rentre ; peut-être pourrais-je quand même lui être utile d’une façon ou d’une autre.

Et Abd-ru-shin la laissa partir. Il la suivit d’un regard triste lorsque, escortée de ses cavaliers, elle retourna en Égypte. La tristesse gagna son âme et il en oublia pour quelque temps le monde environnant.

Comme si souvent, un immense « pourquoi » le harcelait de nouveau. Et la nostalgie de quelque chose de bien supérieur à cette Terre s’empara de lui. Il ne remarqua pas la venue de Nahomé qui, muette, avait levé ses yeux d’enfant sur lui. Ce ne fut qu’au moment où sa petite main toucha doucement son bras que la conscience terrestre lui revint. Ses yeux la regardèrent avec bonté.

– Tu es tellement loin, Seigneur !

– 34 –

– Oui, Nahomé, j’étais loin, très loin.

– Seigneur, pourrais-tu partir un jour… et ne plus revenir ?

– Je partirai un jour, Nahomé – toi aussi. Tous les hommes quitteront cette Terre un jour. Il dépendra d’eux qu’ils soient obligés d’y revenir ou non. Mais moi, je ne suis pas obligé de revenir sur Terre ; cependant, il me semble que j’y reviendrai une fois encore.

Le visage de Abd-ru-shin avait pris cette expression lointaine qu’il avait parfois. Nahomé s’en aperçut.

– Abd-ru-shin, je partirai avec toi lorsque tu quitteras cette Terre et je reviendrai lorsque tu y séjourneras de nouveau ! Je veux rester auprès de toi.

Doucement, la main de Abd-ru-shin caressa la petite tête brune.

– Si Dieu le veut, mon enfant, il en sera ainsi !

Nahomé était satisfaite à présent. Elle oublia le ton grave de la conversation et se mit à bavarder gaiement. Cela fit sourire Abd-ru-shin.

C’était toujours Nahomé qui le délivrait de ses pensées qui l’entraînaient vers les hauteurs lointaines. Par sa pureté enfantine, elle écartait du prince toute pesanteur terrestre qui, tel un cauchemar, l’oppressait si souvent.

A présent, c’était l’inquiétude au sujet de Moïse qui préoccupait Abd-ru-shin. Nahomé savait que Moïse se trouvait à l’aube d’une œuvre immense. Elle ressentait si profondément la gravité des entretiens qui avaient eu lieu entre Abd-ru-shin et Moïse qu’elle se doutait quelque peu de l’immensité du danger.

– Abd-ru-shin, Moïse vaincra le pharaon puisque tu le désires !

La grande confiance dont témoignaient les paroles de Nahomé fit sourire le prince.

– Bien sûr qu’il vaincra, Nahomé ! Dieu le veut ainsi ; le bien finit toujours par l’emporter.

– Et, malgré tout, tu es inquiet ?

– Oui, au sujet de Moïse, la force pourrait l’abandonner.

– Mais pourtant, il la reçoit de toi. C’est toi qui la lui donnes !

– Je peux la lui donner, mais il faut qu’il s’en serve. S’il ne le fait pas, cet éminent secours ne pourra plus parvenir jusqu’à lui. Ne pas la mettre à profit, ou la refuser, c’est la même chose !

Nahomé se tut. Sa petite tête travaillait fébrilement pour essayer de comprendre ces paroles. Enfin son visage s’illumina de joie.

– Moïse ne te décevra point ! s’écria-t-elle, toute contente d’avoir trouvé une solution. Ainsi avait-elle réussi à rendre à Abd-ru-shin sa gaieté et sa tranquillité.

Cependant, Abd-ru-shin envoya bientôt des émissaires en Égypte afin d’être informé de la situation. Il attendait impatiemment leur retour.

– 35 –

➙ La rumeur qu’un sauveur avait été envoyé par Jéhova se répandait parmi les Israélites. On se réunissait en secret et, lors de ces réunions, on ne communiquait qu’en chuchotant. La peur des espions du pharaon rendait les hommes extrêmement prudents.

Qui parlait dans ces réunions ? Quels étaient ceux dont les propos faisaient tendre l’oreille aux Israélites ? Qui exerçait cette puissance secrète qui gagnait le peuple tout entier ?

Moïse qui, par l’intermédiaire de son frère aîné, Aaron, annonçait enfin au peuple sa délivrance !

L’énergie du désespoir commençait à naître chez les enfants d’Israël. Malgré leur déchéance extérieure, ils n’avaient pas oublié Jéhova. Il était toujours vivant en eux. Le peuple avait tellement d’endurance qu’il supportait les tortures les plus inhumaines et était même capable d’espérance.

Personne n’avait vu Moïse jusqu’alors. Tous attendaient avec impatience l’apparition du sauveur. Aaron, dont l’influence avait toujours été prédominante parmi eux, se portait garant de l’authenticité de la promesse. Jamais sa langue n’avait été aussi habile ni sa voix aussi persuasive qu’à ce moment.

Les pauvres asservis étaient aux écoutes des paroles de réconfort et d’encouragement.

La révolte grondait parmi le peuple d’Israël. Ramsès en fut informé.

– Lequel d’entre vous craint ces chiens ? cria-t-il à ses sbires qui lui apportèrent cette nouvelle. Ils lui répondirent par un haussement d’épaules.

– Que craignez-vous ?

– L’un des hommes rassembla son courage et s’avança :

– Nous craignons une révolte, noble pharaon ! Ce peuple ne pourra jamais être entièrement subjugué par nous ; il supporte les pires sévices, car il compte sur du secours ; nous l’entendons et nous le voyons se rebeller.

– Saisissez-vous de cet homme ! Le pharaon écumait de rage. Jetez-le dans la tour de la faim. Les vautours auront là un bien maigre repas !

Et on emmena le malheureux.

– Y a-t-il un seul parmi vous qui croit encore à la force d’Israël ?

Personne ne répondit.

– Partez, et soyez encore plus durs dorénavant. Si ce peuple se permet de gronder, c’est la preuve de votre faiblesse. Vous pourrez alors choisir entre l’écartèlement ou la tour de la faim.

Les hommes se glissèrent peureusement hors de la salle.

Ramsès resta seul. Sa mine était sombre : il se rendait compte que le danger menaçait. Soudain, il se leva, traversa la pièce à grands pas et alla trouver Juri-chéo.

– 36 –

Lorsqu’il pénétra dans ses appartements sans se faire annoncer, Juri-chéo tressaillit. Il prit place à côté d’elle.

– Que désire mon frère ?

– Une explication !

– Parle, je t’écoute.

– Ramsès lui lança un regard entre ses paupières à demi-closes.

– Où est Moïse ?

– Je l’ignore !

Le regard du pharaon se fit rusé.

– Alors, tu seras certainement enchantée d’apprendre la nouvelle : Moïse est ici, en Égypte !

Le visage de Juri-chéo se fit impénétrable. Pas un muscle ne bougea lorsqu’elle lui répondit doucement :

– Peut-être alors viendra-t-il me voir ; je me réjouirais de l’avoir à nouveau près de moi après tant d’années.

Le pharaon étouffait de rage.

– Tu l’auras bientôt près de toi ; mes gardes le cherchent pour me le livrer. Je le ferai tuer. C’est lui qui ameute le peuple, il soulève les foules contre moi. Sa cachette est découverte, je le ferai arrêter cette nuit même.

Le visage de Juri-chéo resta aussi calme qu’auparavant.

– S’il transgresse tes lois, il est coupable pour toi. Je regrette, mais je ne crois pas que Moïse agisse mal.

– Alors, tu crois qu’un autre… ?

Cette question hâtive confirma à Juri-chéo que Ramsès ne savait rien. A grand peine, elle retint un sourire.

– Que crains-tu, Ramsès ?

Il ne remarqua pas que Juri-chéo lui posait la même question que celle qu’il avait posée à ses sbires.

– Je crains une révolte d’Israël.

Là encore, il fit la même réponse que celle qui lui avait été faite. Alors Juri-chéo eut un sourire énigmatique. Ses mains jouaient avec une bague qu’elle avait ôtée.

– N’as-tu pas le pouvoir ?

– 37 –

– Je ne puis briser ce peuple !

– Serait-ce là ton désir ?

– Comment pourrais-je le dominer autrement ?

Juri-chéo le dévisagea ; ses yeux étaient clairs si bien qu’une vague confiance gagna même Ramsès.

– Tu profiterais davantage de ce peuple si tu tenais les rênes moins serrées.

Tu lui prends toute la force dont il a besoin pour travailler pour toi. Seul le dernier reste, celui que les enfants d’Israël gardent pour eux, ce reste, tu ne peux pas le leur extorquer. Il existe, mais ils l’utilisent contre toi.

Ramsès regardait Juri-chéo. A ce moment même, son visage reflétait un tel tourment qu’elle eut pitié de lui.

– Tu penses à ton serment, Ramsès ?

– J’y pense, et tu sais que je suis obligé de le tenir. Le serment du fils juré au père sur son lit de mort le lie pour l’éternité ! Pour un pharaon, il existe aussi une vengeance de « l’au-delà ». La malédiction du pharaon défunt est terrible si son repos est troublé dans la tombe. C’est la mort, et moi, je veux vivre ! Gouverner !

Juri-chéo luttait contre cette vieille tradition ; mais l’ancienne croyance, issue de la culture égyptienne, était plus forte qu’elle.

– Ramsès, pourquoi ne parlerais-tu pas à Moïse sans vouloir attenter à ses jours ? Si vraiment Moïse est le meneur, ne crois-tu pas pouvoir dominer Israël en faisant la paix avec Moïse ?

Ramsès réfléchit longuement :

– Je ne veux pas tendre de piège à Moïse et je lui parlerai s’il vient me voir.

Il se leva et quitta Juri-chéo aussi subitement qu’il était venu.

Lorsqu’il fut parti, elle respira profondément et sourit de bonheur. Elle cacha son visage entre ses mains et pria avec ferveur.

La peur que Ramsès n’attente à la vie de Moïse était donc bien fondée, mais sans objet actuellement.

« Ainsi, j’ai quand même pu te rendre un service, mon fils », dit-elle doucement. C’est ainsi qu’elle appelait toujours Moïse lorsqu’elle pensait à lui ou qu’elle était seule.

– 38 –

➙ Moïse se tenait encore dans l’ombre. Le peuple d’Israël entendait parler de son sauveur mais ne le voyait pas.

Aaron prononçait ses paroles, Aaron promettait sa venue et Israël attendait.

Tout à coup, les sévices du pharaon s’adoucirent. De même que la bise anime et redresse dans un champ de blé les tiges ployées et dépourvues de force, de même les dos courbés des enfants d’Israël se relevaient au souffle de la liberté.

– Moïse, Moïse ! s’écriaient-ils en remerciant Dieu, car ils prenaient ce soulagement pour l’œuvre du sauveur qui leur avait été envoyé.

Cependant, Moïse restait toujours invisible pour le peuple. Israël attendait impatiemment l’apparition du sauveur et cela ne faisait qu’augmenter le pouvoir que Moïse exerçait sur les siens par la bouche d’Aaron.

Aaron lui rendait compte des progrès de l’œuvre entreprise. Moïse débordait d’énergie, il appelait de tous ses vœux l’heure où il pourrait agir ouvertement. Il prêtait la plus grande attention aux paroles d’Aaron.

– Ne crois-tu pas que je pourrais à présent me mettre à la tête du mouvement, Aaron ?

La question s’était faite pressante. Aaron secouait prudemment la tête.

– Il est encore trop tôt. Il faut que mes paroles prennent davantage racine pour que personne ne puisse les arracher du cœur du peuple.

Moïse se redressa soudain, résolu. Une idée le fit tressaillir ; en même temps, elle lui donnait la force de se défendre.

– Aaron, j’irai voir le pharaon aujourd’hui même ; je le prierai de laisser partir Israël.

Tandis qu’il prononçait ces mots, Moïse scrutait attentivement les traits de son frère. Pas un muscle du visage d’Aaron ne bougea. Toutefois, il leva légèrement les sourcils tandis que ses paupières se baissaient pour dissimuler l’expression de son regard.

– Eh bien ? interrogea Moïse.

Aaron haussa les épaules.

– Alors mes soupçons sont justifiés. Tu ne veux pas ce que je veux. Tu as des projets, tes propres projets, et tu cherches à m’évincer.

Aaron fit semblant de ne pas comprendre ces paroles, car son sourire était en apparence candide lorsqu’il répondit :

– Est-ce que je ne répète pas tes propos ? Ne suis-je pas ton serviteur ou ton aide ?

Moïse s’en défendit.

– 39 –

– Tu sais dire de belles paroles, Aaron, des paroles qui te tirent d’affaire en toute circonstance. Mais il leur manque la conviction. Tu ne sais pas ce qu’est la vérité. Une seule fois, tu as été sincère et vrai. T’en souviens-tu, Aaron ? Lorsque tu me chassas de ta maison ! Tes paroles étaient viles et injustes, mais elles venaient de ton for intérieur. C’était le désespoir de votre joug écrasant qui te les fit prononcer. J’ai senti qu’elles s’adressaient à l’Égypte et non à moi, car je vous aime. Je suis venu pour vous aider et, malgré cela, je suis un étranger parmi vous. Si Israël me comprenait, je n’aurais pas besoin de toi ! Tu es le seul à savoir ce que je veux et, par ta bouche, je parle au peuple. Mais je t’avertis, Aaron ! Le Dieu qui me donne la force pour la victoire ne veut que de loyaux serviteurs ! J’irai voir le pharaon aujourd’hui même, car Dieu le veut ainsi. Je foulerai du pied le sol qui était ma patrie, je parlerai à des hommes qui comprennent mes paroles car elles sont issues de leur langage. Là-bas tu marcherais à tâtons comme un aveugle. A partir de ce jour, sois mon aide ; dès lors, je partagerai le terrain avec toi ! Mais n’oublie jamais que nous sommes les serviteurs de notre Dieu !

Aaron regarda Moïse avec surprise. Son orgueil personnel diminua progressivement. Mettant son âme à nu, les paroles de Moïse arrachaient impitoyablement, lambeau par lambeau, le manteau de ruse et de fausse humilité qu’Aaron avait tissé. L’homme opprimé qui, dès l’enfance, n’avait appris que la soumission, celui qui n’avait nourri en lui qu’une colère impuissante contre sa destinée, libérait son esprit. Pour la première fois, une parole d’amour avait frappé à la porte close de l’âme d’Aaron pour en demander l’entrée. Cette fois, sa bouche adroite ne trouva rien à répliquer.

Il se fit un long silence ; les deux frères étaient là, debout, les yeux dans les yeux.

➙ Le pharaon jeta sur Moïse un regard scrutateur. Ce dernier se trouvait devant lui, fier et autoritaire. A quelques pas de là, se tenait Aaron, la tête inclinée de côté.

– Tu désires un entretien avec moi, Moïse ; il t’est accordé. Parle, que me demandes-tu ?

– Je te demande beaucoup, noble pharaon. Je demande justice ! Non pas pour moi, mais pour mon peuple.

– Ton peuple ? Depuis quand es-tu roi en Israël ? Il me semble que c’est moi le maître d’Israël.

Moïse se mordit les lèvres. Il se rendit compte, mais trop tard, de son erreur. Par un mot, il avait blessé la vanité du pharaon. Il chercha des yeux Aaron qui, resté à l’écart, simulait l’humilité. Devrait-il choisir ce chemin pour arriver au but ? Sa foi en la victoire devint inébranlable. Son attitude se fit plus fière encore.

– Le maître d’Israël est Jéhova et non pas toi ! C’est en Son nom que je suis devant toi et que j’exige la liberté pour mon peuple.

– Qui est Jéhova ?

– Notre Dieu – l’Éternel !

Ramsès sourit dédaigneusement.

– 40 –

– L’Éternel ? D’où savez-vous qu’il est éternel ? Votre vie est si courte ! Comment voulez-vous mesurer Son existence éternelle ?

– Prends garde, Ramsès, Son pouvoir est grand, il est incommensurable !

– Ta menace s’adresse au pharaon, ne l’oublie pas, Moïse. Elle s’adresse au roi de l’Égypte qui dispose de la vie de ses sujets et qui, d’un signe de la main, peut aussi anéantir ta pauvre vie.

Aaron tremblait : il avait peur. Cachée derrière un rideau, Juri-chéo écoutait ; elle eut un sourire nerveux. Seul Moïse semblait rester indifférent à cette menace voilée. Il renouvela la même exigence :

– Laisse partir le peuple d’Israël !

Puis un silence de mort se fit dans la pièce. Après un bon moment, comme issues des profondeurs de l’enfer, les paroles funestes du roi résonnèrent :

– Nous voulons combattre, Moïse. Ton maître contre moi !

– C’est ta perte, Ramsès ! Retire ta parole !

– Je ne lâcherai pas le peuple de plein gré. Combats si tu veux l’avoir !

Ramsès eut un rire railleur.

Lorsqu’il se tut, un silence paralysant régna de nouveau. Moïse gardait la tête baissée, légèrement inclinée en avant, prêt à l’attaque. Son regard chercha celui du pharaon. Mais Ramsès restait assis, sans faire un mouvement, les paupières presque closes.

– Alors écoute, Ramsès, ce que je t’annonce. Ton pays est vaste et ton peuple est riche. La vallée du Nil est si fertile que pas un parmi vous n’en est réduit à vivre dans l’indigence ; cependant, tu asservis un pauvre peuple, tu le fais dépérir pour assouvir ton avarice. D’un seul coup, un changement peut se produire ! D’un signe de cette main par laquelle la Force de mon Dieu agit avec une intensité redoublée, je puis troubler tes eaux jusqu’à ce qu’elles deviennent nauséabondes et que ni homme ni bête ne puissent plus la boire. Des épidémies et la mort éprouveront l’Égypte et feront une riche moisson jusqu’à ce que tu cèdes, jusqu’à ce que tu laisses partir mon peuple !

– Ton langage est téméraire et pourrait effrayer plus d’un insensé. Va, abandonne tes rêves grandioses et stupides, je ne t’en veux pas d’oser parler ainsi en présence de ton roi. Reviens à ma cour. A l’avenir, tu n’auras pas à te plaindre, si tu regrettes de nous avoir quittés autrefois. Renvoie ton frère à la maison, ce pauvre fou aveuglé qui ne peut même pas te suivre dans tes projets. Quitte ce peuple ; il ne te sera guère reconnaissant que tu lui rendes son esclavage plus dur par ton langage insolent.

Ces paroles railleuses ne purent émouvoir Moïse. Sa voix était calme lorsqu’il répondit :

– Moi et mon peuple, nous attendrons que tu nous appelles. Israël a attendu longtemps et peut à présent encore patienter jusqu’à ta fin.

Alors il se retourna et, suivi d’Aaron, quitta la pièce.

– 41 –

➙ Dès ce moment, les eaux du Nil et celles d’autres fleuves commencèrent à se troubler et à devenir boueuses. Des poissons morts flottaient à la surface de l’eau, des bulles montaient du fond du fleuve, crevaient au contact de l’air, répandant une odeur pestilentielle. D’innombrables bandes de grenouilles fuyaient les bords de l’eau et cherchaient refuge à l’intérieur du pays ; elles envahissaient les champs et de vastes étendues étaient jonchées de leurs cadavres. Partout se répandait une odeur de chair putréfiée.

Les hommes étaient fous de terreur ; pris de panique, ils prenaient la fuite. Désespérés, ils creusaient de nouveaux puits pour ne pas mourir de soif. Mais chaque source découverte exhalait les mêmes vapeurs putrides d’un jaune soufre ; elles sortaient de terre dès les premiers coups de bêche. Peu à peu, le pays fut grandement dévasté. La mort séparait le mari de sa femme, vidait en quelques jours des maisons entières et était source d’affliction et de désolation.

Alors le pharaon fit appeler Moïse :

– Tu anéantis mon pays, arrête !

– Seulement si tu consens à libérer mon peuple !

– Partez ! Quittez mon pays, mais pas avant que tu n’aies fait cesser les plaies.

– Qu’il en soit ainsi !

Et les exhalaisons cessèrent ; un vent frais nettoyant l’atmosphère empestée souffla sur le pays. Les puits donnèrent une eau claire, seuls les fleuves étaient encore impurs : ils se purifiaient plus lentement. Moïse alla de nouveau trouver le pharaon :

– Quand pourrons-nous partir ?

Devant le regard du pharaon apparut le visage de son père défunt qui lui avait fait prêter serment d’opprimer les enfants d’Israël. Ce serment était plus fort que lui et le retenait dans des griffes d’airain.

– Moïse, je voudrais donner la liberté au peuple, mais je ne le puis. Je ne peux même pas soulager votre peine, sinon ce serait ma mort. Je te donnerai des trésors, je te ferai riche, mais il faut que je garde Israël.

– Je suis donc obligé de te quitter, une fois de plus, jusqu’à ce que tu te rendes à la raison.

Et Moïse quitta le roi.

Le Nil sortit largement de son lit et inonda le pays qui devint marécageux. Des nuées de sauterelles et de moustiques, porteurs de maladies contagieuses, vinrent du Nord et s’abattirent sur les plaines d’Égypte. De nouveau, la mort fit une riche récolte et nul n’en connaissait la raison. Personne ne se doutait que le pharaon ne voulait pas donner la liberté au peuple d’Israël, attirant par là les plus terribles plaies sur lui et le pays entier.

Des lamentations se faisaient entendre dans les maisons et dans les rues, partout résonnaient les plaintes du peuple martyrisé. Les cris arrivaient jusqu’aux murs qui délimitaient les quartiers israélites. Derrière eux régnaient, pour la première fois depuis des années, la tranquillité et la paix.

– 42 –

Un rempart semblait entourer cette partie du pays, si haut qu’aucun mal ne pouvait le franchir. Les enfants d’Israël étaient rassemblés, prêts à ramasser leurs hardes et à suivre leur guide jusqu’au pays qu’il leur avait annoncé.

Tandis que ces terribles plaies dévastaient l’Égypte, Moïse était en étroite liaison avec Abd-ru-shin. Des émissaires faisaient la navette et portaient à Moïse des messages du prince qui ne manquaient pas de l’encourager. Sans cette aide et cet amour de Abd-ru-shin, Moïse aurait depuis longtemps été saisi d’épouvante à la vue de la détresse dont souffrait le peuple tout entier. Il croyait encore que des innocents payaient pour l’aveuglement du pharaon. Afin d’éviter d’être touché par tant de misère, il restait dorénavant dans l’enceinte du quartier israélite. Par contre, Aaron parcourait les rues des quartiers égyptiens et voyait sans la moindre émotion les souffrances atroces de ce peuple. Sa vie si difficile l’avait rendu trop insensible pour qu’il en fût touché.

Parmi les Égyptiens vivait un prince riche et autonome. Il ne semblait dépendre directement d’aucun pays. Personne ne connaissait l’origine de sa richesse, personne ne savait ce qui se passait derrière les hauts murs de sa demeure. Les hommes l’évitaient en faisant un grand détour. Dans leur superstition, ils craignaient ce sorcier. Jamais on ne voyait entrer un étranger chez lui ; il semblait isolé du monde environnant et dépourvu d’amis.

Cet homme singulier quittait rarement sa maison. Son corps voûté se traînait par les rues ; une longue barbe blanche témoignait de son âge. Il avançait péniblement jusqu’à la petite porte du palais du pharaon. Chaque fois, elle s’ouvrait aussitôt pour laisser entrer le vieillard. Les serviteurs s’inclinaient profondément sur son passage. En traînant les pieds, il traversait l’immense palais qu’il semblait connaître aussi bien que sa propre demeure. Finalement, il disparaissait dans un petit cabinet où le pharaon l’attendait.

Le vieillard à la voix si étrangement aiguë qu’elle était capable de traverser les murs de la pièce la mieux isolée se taisait après des pourparlers qui duraient des heures et, en se traînant, il s’en retournait bientôt par le même chemin. Puis on ne le revoyait plus pendant longtemps. Cette conduite renforçait toujours davantage la croyance qu’il s’agissait là d’un puissant magicien.

En réalité, ce « vieillard » était un homme jeune qui, une fois chez lui, se débarrassa en hâte de sa barbe blanche et redressa son corps à taille de géant. Il effaça les rides de son visage avec un linge et s’abandonna entre les mains de son serviteur qui fit rapidement disparaître les derniers signes de vieillesse.

Puis il prit une cape sombre et quitta de nouveau la maison. Des souterrains, que l’on réparait constamment, conduisaient au quartier israélite jusqu’à l’habitation de Moïse. Là, il grimpa un escalier étroit et arriva dans la pièce principale de la maison. Là aussi, on l’attendait. Moïse sursauta et poussa un cri de joie.

– Eb-ra-nit ! dit-il soulagé. L’étranger laissa tomber sa cape sombre, et en-dessous apparut le costume des amis de Abd-ru-shin.

– As-tu des nouvelles de Abd-ru-shin ? demanda-t-il à Moïse. Celui-ci lui tendit quelques rouleaux de parchemin.

– Eb-ra-nit les parcourut en hâte.

– 43 –

– Tout se déroule comme prévu, nous pouvons donc être tranquilles. J’envoie dès aujourd’hui à notre maître un courrier qui rendra compte de tout.

– As-tu vu le pharaon ?

– Je viens de chez lui ! Ce qu’il projette est horrible. Toutes mes tentatives pour l’en dissuader ont échoué. Je ne viens que pour prendre de tes nouvelles ; puis mon messager va partir immédiatement pour avertir Abd-ru-shin.

– Une mise en garde ?

– Le pharaon veut le faire assassiner ! Lui aussi envoie aujourd’hui même ses subordonnés chez Abd-ru-shin. Il ignore le secret qui l’entoure, mais il se doute de la vérité. On veut lui voler son bracelet afin de le désarmer. Ramsès veut ainsi réparer les terribles pertes qu’il a subies ; il veut se soumettre les Arabes en guise de compensation.

Moïse frémit.

– Et c’est à ce prix qu’Israël doit devenir libre ?

Eb-ra-nit haussa les épaules.

– La victoire est entre nos mains. Ne crains rien, Moïse. Nous sommes les plus forts.

– Mais le pharaon n’a-t-il pas toujours écouté chacune de tes paroles ? N’as-tu pas été son conseiller ? Pourquoi ne se laisse-t-il plus convaincre à présent ? A-t-il des soupçons ?

– Si j’avais pris trop ouvertement parti pour Abd-ru-shin, il se serait peut-être méfié. Ainsi, il a confiance et me dévoile ses projets que je peux alors changer en contrecarrant ses desseins.

Songeur, Moïse regarda Eb-ra-nit.

– Tu as une mission pleine de responsabilités, Eb-ra-nit ! Le service de renseignements de tous les pays ennemis réunit ses fils entre tes mains. En chaque pays, tu es le conseiller des princes que tu diriges selon ta volonté. Tu es toujours là où tu dois être. Tu sais toujours où se prépare une trahison. Comment t’y prends-tu donc pour tout savoir ?

Eb-ra-nit sourit en entendant les paroles de Moïse.

– Comment t’y prends-tu pour faire des miracles en Égypte ? C’est à juste titre que je pourrais, moi aussi, te poser cette question, Moïse. Depuis que je le connais, lui qui est maintenant mon ami et mon maître, depuis lors j’ai la force d’être partout, de détourner tout mal de lui. Au début, lorsque j’entendis parler de lui et de sa puissance invincible, je voulus le combattre, me mettre en travers de son chemin. Je partis donc à sa rencontre avec mes guerriers. Nous le rencontrâmes, lui et ses Arabes. Et, lorsqu’il me salua de son sourire… je devins son sujet !

Le visage d’Eb-ra-nit s’était adouci pendant ce court récit ; à présent, ses traits se durcirent à nouveau. Ils étaient empreints d’une volonté de fer lorsqu’il bondit de son siège.

– Porte-toi bien, Moïse, je cours envoyer le courrier à Abd-ru-shin.

Et Eb-ra-nit disparut rapidement.

– 44 –

➙ Les envoyés du pharaon vinrent chercher Moïse pour le conduire au palais. II marcha tranquillement avec eux le long des rues. Son cœur se serra à la vue de l’horrible spectacle qui s’offrait à ses yeux. Ce n’étaient partout qu’enfants abandonnés, accroupis le long des routes, le regard fiévreux. Un silence de mort régnait dans le quartier des riches. Autrefois, les serviteurs attendaient aux portes avec des litières précieuses ou bien ils partaient au trot avec leur fardeau jusqu’aux jardins du Nil. A présent, tout était silencieux. On tenait anxieusement les portes fermées. On craignait que l’épidémie n’envahisse aussi les palais.

Seuls les médecins auraient pu tirer profit de la situation. Mais eux aussi s’enfermaient chez eux par peur de cette terrible épidémie dont ils ignoraient l’origine et contre laquelle ils ne connaissaient pas de remède.

Moïse trouva le pharaon changé. Ses yeux étaient hagards et vacillants. Devant la puissance de son adversaire, la terreur l’avait saisi.

– Moïse ! Sauve mon peuple d’une ruine certaine !

– Il en sera ainsi dès que tu exécuteras mes conditions, pharaon ! Si tu cèdes, Dieu abaissera la main que, dans Sa colère, Il a levée contre toi et ton pays.

– Arrête le fléau, je ferai ce que tu exiges.

Moïse examina le pharaon d’un regard pénétrant.

– Tiendras-tu ta promesse ?

Ramsès n’eut plus la force de s’emporter en entendant cette question qui manifestait ouvertement un doute quant à la parole donnée.

– Oui, oui, dit-il hâtivement.

– Alors, j’agirai selon tes désirs.

Et Moïse pria Dieu de suspendre le châtiment. Lorsque les maladies s’arrêtèrent et que les hommes commencèrent à respirer, Moïse donna l’ordre du départ. Les enfants d’Israël poussèrent des cris d’allégresse. Ils chargèrent leurs hardes sur des charrettes basses et suivirent Moïse jusqu’aux portes de la ville.

Des guerriers en armes accueillirent les émigrants et les refoulèrent dans la ville.

La colère s’empara de Moïse. Indigné du manquement de parole du pharaon, il courut au palais.

Peu après, il se trouvait en face de Ramsès.

– C’est ainsi qu’un roi tient la parole donnée ? s’écria-t-il d’une voix forte.

– 45 –

Alors les esclaves se jetèrent sur lui ; ils n’avaient attendu que ce cri. Ils le ligotèrent et le laissèrent aux pieds du pharaon avant de disparaître en silence. Ramsès était seul avec son ennemi.

– Eh bien ? railla-t-il.

Moïse était essoufflé. Il s’était défendu de toutes ses forces, mais ils avaient été trop nombreux.

Ramsès attendait que Moïse implore sa grâce, mais il attendit en vain. Nul son ne franchit les lèvres de son prisonnier.

Alors il lui donna un coup de pied.

– Je réfléchirai à ce que je vais faire de toi ! dit-il.

Puis il appela quelques esclaves qui emportèrent le captif et le jetèrent dans un sombre cachot.

➙ Aaron avait attendu longtemps avant de se décider à pénétrer dans les souterrains lugubres qui conduisaient à la maison d’Eb-ra-nit.

Le prince fut surpris devant l’agitation d’Aaron. Il soupçonna immédiatement un malheur.

– Parle, qu’est-il arrivé à Moïse ?

Aaron, haletant, se laissa tomber sur un siège. Il était complètement épuisé par sa course rapide dans les étroites galeries où l’arrivée d’air était insuffisante.

– Parle, l’exhorta à nouveau Eb-ra-nit.

– Moïse a disparu depuis hier. Il est allé trouver le pharaon qui a empêché notre départ à la dernière minute et on ne l’a pas revu depuis. Eb-ra-nit sursauta et se mit à marcher de long en large.

– Pars maintenant, dit-il enfin, mais, avant tout, garde le secret devant le peuple pour qu’il ne perde pas courage. Je délivrerai Moïse s’il a été fait prisonnier.

Aaron voulut le remercier, mais le prince avait déjà quitté la pièce. Seul un Arabe se tenait près de la porte. Il attendait le départ d’Aaron.

Peu après, Eb-ra-nit, déguisé en vieillard, quittait sa maison et se dirigeait en boitant vers le palais du pharaon.

Les esclaves s’inclinèrent respectueusement lorsqu’il ouvrit la petite porte. Certains s’empressèrent d’annoncer sa visite au pharaon.

Ramsès, qui était de bonne humeur, se réjouit de cette visite. Le vieillard pénétra lentement dans la pièce.

– J’ai appris ta bonne prise, grand Ramsès ! dit le vieil homme d’une voix de fausset.

Flatté, Ramsès sourit.

– 46 –

– D’où as-tu appris la chose ?

– Tu sais que rien ne saurait m’échapper, mon roi !

Le vieux ricanait dans sa barbe. Ramsès fit un signe de la tête, comme si lui aussi en était convaincu.

– Que dois-je faire de lui ? Donne-moi une idée.

– Qu’on l’amène. Nous allons d’abord lui demander qui lui a conféré le pouvoir d’agir ainsi. Il nous faut élucider son secret qui est certainement en rapport avec Abd-ru-shin dont Moïse est l’ami.

Ramsès jugea bonne cette idée du vieillard. Il ordonna donc qu’on amène Moïse ligoté.

Le vieillard ne s’assit pas, bien que le pharaon l’en eût spécialement prié.

On amena Moïse. Il garda la tête baissée jusqu’au moment où il fut face à Ramsès. Son regard tomba sur le vieillard qu’il ne reconnut pas. Moïse recula d’un pas en le voyant approcher, les yeux fixés sur lui.

– C’est certainement l’un de ses magiciens répugnants ! pensa-t-il.

Le vieillard toussota légèrement avant de lui adresser la parole. Ramsès, qui se préparait à assister à un jeu intéressant, attendait ce qu’il allait dire. Moïse fixait le vieillard d’un regard pénétrant. Il ne le reconnaissait pas.

– A présent, tu es à la merci d’un homme plus puissant que ton maître révéré. Maintenant, tu as le temps de réfléchir car, cette fois, il n’y a qu’un seul salut pour toi : faire ce que nous voulons. Si tu ne réponds pas à mes questions, la mort sera sur toi avant que tu ne puisses proférer à nouveau tes horribles malédictions sur le pays. Une fois que tu seras mort, elles n’auront plus de pouvoir sur nous !

– Tu te trompes ! Après ma mort, elles séviront plus terriblement encore et personne ne pourra les arrêter, puisque moi qui les ai appelées n’y serai plus !

– Tu veux nous effrayer ?

Moïse fit une moue dédaigneuse.

– Inutile d’effrayer une vermine comme vous ; elle vit dans la peur constante d’être écrasée !

– Ton langage est téméraire, Moïse, n’oublie pas que tu peux le payer de ta vie.

– Vous ne pourriez me tuer, même si vous le vouliez ; je suis protégé jusqu’à l’accomplissement de ma mission.

– Est-ce de la même protection que jouit ton ami Abd-ru-shin ?

– C’est la même.

– Alors, donne la preuve que tu es plus fort que nous, brise tes liens !

– 47 –

Le vieillard toussota de nouveau. L’effort qu’il faisait pour parler le fatiguait. Comme pour vérifier la solidité des cordes, il s’approcha tout près de Moïse. On n’avait attaché que les mains du captif. L’espace d’un instant, quelque chose de glacial frôla la main de Moïse. Le vieillard recula… « Impossible … aurais-tu la force de dix hommes que tu ne pourrais les rompre. »

Dès la première tentative, Moïse sentit les cordes céder. Il simula donc un grand effort et les cordes tombèrent à terre.

L’épouvante se lut dans les traits du pharaon. Déjà il voulait ordonner qu’on enchaîne à nouveau Moïse, mais Eb-ra-nit était à ses côtés et, tout agité, il lui chuchota à l’oreille :

– Laisse-le partir, sinon il nous tuera, toi et moi, d’un seul regard !

Devant cette solution inattendue, Moïse exulta et la joie se lut sur son visage. Il cacha adroitement sa main dans les plis de son vêtement, le sang en coulait. Le petit poignard du prince lui avait blessé le dos de la main.

Il s’apprêta à partir. Ses dernières paroles furent une menace. Il évoqua une nouvelle plaie. Personne n’osa lui barrer le passage. Les esclaves s’écartèrent devant lui.

Après son départ, Ramsès sortit de sa stupeur.

– Poursuivez-le, faites-le prisonnier ! s’écriait-il hors de lui.

Eb-ra-nit le calma. Il fit miroiter la victoire que le pharaon gagnerait quand même. Puis lui aussi quitta le palais en toute hâte. Il était clair que dorénavant il n’était plus en sûreté en Égypte. Il avait remarqué des gouttes de sang sur le tapis, là où Moïse s’était tenu. Il pouvait aisément suivre le cours des pensées pleines d’intrigues du pharaon. En apercevant le sang, ce dernier saurait qu’il avait libéré Moïse. Alors il se rappellerait bien vite tous les projets qui avaient échoué et dans lesquels Eb-ra-nit l’avait conseillé.

Il fit porter en hâte tous les trésors de sa demeure dans le labyrinthe qui se trouvait sous sa maison. Ses serviteurs transportèrent péniblement ces lourdes charges en empruntant des galeries basses situées sous terre et aboutissant dans le désert, loin de toute habitation humaine… Tout près de là se trouvait une oasis. Un cavalier envoyé au préalable avait déjà atteint cette oasis et était revenu peu après à la sortie avec les chevaux et les chameaux qu’on y avait envoyé paître. Et bientôt, la caravane se dirigeait vers un autre royaume…

➙ Ce ne fut qu’au moment où il retrouva les siens que Moïse comprit l’immense danger qui l’avait menacé. Il discuta longuement avec Aaron des moyens d’éviter dorénavant semblable péril.

– Si je tombe une fois encore entre ses mains, il me tue. Sa haine ne connaît plus de bornes.

– Notre salut réside dans le jugement accéléré des Égyptiens. Prie le Seigneur de les punir plus rapidement.

Alors Moïse se retira dans sa chambre et pria.

– 48 –

Aaron et l’épouse de Moïse, Zippora, restèrent seuls. Elle tenait un garçon dans ses bras, son premier enfant. Elle était anxieuse et pensait aux malheurs qui allaient fondre sur les Égyptiens.

Moïse pria avec une ferveur encore inconnue jusqu’à ce jour. La conscience de l’immense danger qui l’avait menacé, et avec lui Israël tout entier, le faisait prier avec une ardeur redoublée.

De nouveau, il entendit la voix lui parler en ces termes :

– « Écoute, serviteur Moïse, tu recevras le secours comme tu le demandes. Le Seigneur veut frapper le pays de tes ennemis plus que jamais. »

Et la paix entra dans le coeur de l’homme qui luttait. Soudain, le visage de Abd-ru-shin lui apparut. Moïse allait exulter, mais une grande douleur l’en empêcha. Les yeux sombres de Abd-ru-shin semblaient vouloir lui dire quelque chose qui le rendait triste à mourir. Un ardent désir de courir vers Abd-ru-shin s’empara de Moïse. « Le reverrai-je un jour ? » Souvent déjà il s’était posé cette question, mais jamais encore avec une telle angoisse. « Que deviendrait l’univers sans lui ? Aurais-je pu mener ce combat sans lui ? » Soudain Moïse comprit que le miracle des accomplissements si rapides n’avait été possible que grâce à la présence de Abd-ru-shin. Il n’aurait pu expliquer cela avec des mots, cependant il comprenait l’extraordinaire enchaînement des événements.

– « Mon Dieu ! pria-t-il, étreint par l’émotion, et dire qu’il m’est permis d’être Ton instrument ! » Son âme s’ouvrait consciemment à la grandeur de l’instant. Jamais encore Moïse n’avait été aussi humble qu’au moment où il reconnut cela. Son visage était transfiguré lorsqu’il retourna auprès des siens.

Pendant la nuit, sa prière fut exaucée ! Le fléau se déchaîna contre le pays avec une intensité inconnue jusqu’alors. La peste se déclara. Cette fois, elle n’épargna rien, même pas les bêtes dans les étables. De plus, des orages s’abattirent sur l’Égypte, détruisant la dernière récolte de blé dans les champs. Le spectre de la famine se faisait toujours plus menaçant. Les hommes commençaient à désespérer.

Jamais on n’avait vécu chose pareille en Égypte.

Ramsès somma Moïse de venir, mais celui-ci s’y refusa catégoriquement. Alors le pharaon lui fit dire que le peuple pourrait partir dès que les fléaux cesseraient.

Moïse n’avait plus confiance en la parole du roi ; mais malgré tout, il pria Dieu de modérer le châtiment ; il avait pitié du peuple. L’accalmie ne dura qu’une semaine et, de nouveau, le malheur se déchaîna. Une fois de plus, le pharaon avait failli à sa parole.

Moïse se rendait compte à présent que la clémence ne le conduirait jamais au but. Coup sur coup, les plaies s’abattaient sur l’Égypte, anéantissant tout. Les lamentations s’étaient tues depuis longtemps ; dans une angoisse mortelle, les hommes attendaient le prochain malheur.

L’obscurité recouvrait le pays, augmentant la terreur des humains. Moïse savait que la fin était proche. Il y avait longtemps que les Égyptiens réclamaient le départ du peuple d’Israël. Des malédictions contre le pharaon se faisaient entendre. Les rescapés, épargnés jusqu’ici par le désastre, essayaient de se maintenir en vie. Ils ne voulaient pas être entraînés dans le gouffre qui dévorait tout ce qu’il pouvait happer.

– 49 –

Pour la première fois, Moïse s’adressa à son peuple. Des cris d’allégresse l’accueillirent lorsqu’il gagna un lieu surélevé pour parler. Son visage était grave quand il ordonna le silence d’un geste de la main.

Les hommes se turent. Impatients, ils levèrent les yeux vers lui. Son regard parcourut la foule avant de parler.

A présent, l’heure que vous avez si longtemps attendue est arrivée. Immolez l’agneau et célébrez la fête pascale ! Elle sera à jamais pour vous l’anniversaire de votre exode d’Égypte. Que chacun rentre chez lui et partage le repas avec les siens ! Pensez alors à votre Dieu qui vous libère de toute misère. Cette nuit, le Seigneur frappera tout premier-né en Égypte. Le combat touche ainsi à sa fin. Après cette nuit, on nous chassera. Restez donc vigilants et soyez prêts à partir quand je vous appellerai !

Lorsque Moïse eut fini de parler, les hommes se séparèrent en silence. Ils rentrèrent chez eux, dans leurs demeures misérables, et se préparèrent à célébrer la fête pascale. Partout se répandit bientôt l’odeur de la viande et du pain frais. La joie inondait le visage des hommes. L’attente des événements à venir faisait briller de bonheur les yeux les plus tristes.

Seul Moïse était plus grave que jamais.

A présent, le but était atteint ; le combat avait été livré jusqu’au bout. Il fallait maintenant affronter le vaste monde qui s’étendait à perte de vue devant lui. Connaissait-il ce pays ? Non, les Arabes le lui avaient décrit, ils l’avaient effleuré lors de leurs randonnées, peut-être avaient-ils combattu ses habitants ? Et, à présent, il devait y conduire tout un peuple.

N’était-ce pas trop risqué ? Il endossait la responsabilité de tout un grand peuple. Le voyage durerait des années. Des années durant, il serait obligé de marcher à la tête du peuple d’Israël, vers l’inconnu. Chaque faux pas irriterait les mécontents contre lui, ils pourraient se lasser de lui pendant cette longue période, lui refuser obéissance…

– Seigneur, Seigneur, s’écria-t-il à haute voix, reste près de moi tant que je n’aurai pas tout accompli !

A la tombée de la nuit, Moïse alla dans sa chambre. Il ne vit pas les yeux tristes de sa femme qui l’engageait à rester auprès d’elle. Moïse demeura seul, le regard plongé dans l’obscurité. Une angoisse toute nouvelle le gagnait, l’oppressait, l’étouffait. Moïse perdit connaissance ; il semblait être seul dans un royaume étranger.

➙ Seul et abandonné, Moïse traversait une plaine immense. Infatigablement, il se sentait poussé en avant, toujours plus loin vers l’inconnu.

– Où me portent mes pas ? Quel est mon but ? Il m’attire puissamment et pourtant je voudrais m’en retourner pour ne pas voir cette chose affreuse qui m’attend.

Il était contraint de poursuivre sa route, toujours plus loin. Il n’y avait pas d’arrêt, pas de repos, pas de retour possible !

– 50 –

Une terrible tempête se leva ; en hurlant, elle chassait d’immenses masses de sable devant elle, les lançant en tourbillons contre le voyageur solitaire qui devait déployer tous ses efforts pour ne pas reculer. Une ville de tentes s’élevait au loin, c’était elle qui l’attirait…

– Où ai-je déjà vu ces tentes ? N’était-ce pas Abd-ru-shin qui me fit entrer sous sa tente ? … Oui, voilà mon but, maintenant je sais où il me faut aller. Il le faut ? N’est-ce pas là mon désir ? Pourquoi dois-je aller voir Abd-ru-shin ?… Le camp semble être plongé dans un grand calme. Peut-être fait-il nuit…

En passant entre les tentes, Moïse entendit la respiration profonde des dormeurs derrière les tentures fermées. Irrésistiblement, il était poussé en avant vers cette tente qui, calme et solitaire, se trouvait à l’écart, à quelque distance des autres.

Leurs armes dégainées à la main, deux Arabes étaient assis devant l’entrée, les jambes croisées. Leurs yeux étaient ouverts et pourtant ils ne le virent pas s’approcher de la tente. Moïse s’en étonna, mais se tut. Là, un homme arrivait en rampant sur le côté. Tel un serpent, il se glissait sur le sol, il avançait en se tortillant, sans qu’on entende le moindre bruit. Moïse l’observa attentivement. Il se savait impuissant à arrêter cet homme. Il n’était que le spectateur de ce qui allait survenir.

L’homme avait atteint la tente. Un faible son chantant se fit entendre, une déchirure fendit la toile de la tente… Moïse se précipita à l’intérieur en passant devant les sentinelles et vit Abd-ru-shin endormi sur son lit. L’intrus se pencha sur le dormeur et guetta sa respiration. Sa main glissa ensuite le long du corps de Abd-ru-shin, le frôlant comme un fauve flaire sa proie… La tête de l’étranger se redressait de temps à autre pour écouter, mais aucun bruit en provenance de l’extérieur ne le dérangea. Moïse céda à son impulsion. Il se jeta sur l’étranger, lui saisit le bras qui cherchait toujours, mais il passa au travers et ne trouva pas de prise. Alors, dans son angoisse, il cria à haute voix le nom du prince bien-aimé.

Abd-ru-shin remua, comme s’il avait entendu le cri de détresse qui l’appelait. Il ouvrit les yeux et, tout étonné, vit un visage inconnu. Ses lèvres allaient poser une question… Rapide comme l’éclair, l’étranger saisit le poignard qu’il portait entre ses dents … et l’enfonça profondément dans la poitrine de Abd-ru-shin… Mais le dernier regard interrogateur du prince pénétra jusqu’au cœur de l’assassin. Il étouffa un cri et, en tremblant, arracha l’anneau du bras de sa victime.

L’assassin toujours agenouillé se leva en chancelant et, le dos courbé, se glissa hors de la tente où la nuit l’engloutit…

Désespéré, Moïse regardait le corps de Abd-ru-shin se raidir. Puis un deuxième corps se sépara de la dépouille mortelle. Abd-ru-shin se tenait devant lui de façon tangible et il le salua en souriant.

– Tu es vivant !

Le prince inclina la tête en signe d’assentiment ; son visage était plus radieux que jamais. Un bandeau tomba alors des yeux de Moïse : Il reconnut les différents degrés d’évolution que l’homme doit parcourir pour pouvoir retourner au Royaume spirituel.

Cependant, la peur de la solitude le saisit en voyant l’apparition de Abd-ru-shin se dissiper peu à peu comme un brouillard.

– 51 –

– Seigneur ! implora-t-il, reste près de moi, car sans toi je ne puis sauver Israël !

– Tu n’as plus besoin de moi, Moïse ; d’autres serviteurs se tiendront à tes côtés, d’autres serviteurs de Dieu ! Tu es maître de toute l’essentialité ; elle te sera subordonnée et accomplira tes ordres à l’instant même où tu les prononceras.

Ces paroles, irréelles et cependant d’une clarté cristalline, provenaient des hauteurs lumineuses qui avaient accueilli depuis longtemps l’âme libérée de Abd-ru-shin…

Soudain, de grands cris et des plaintes empêchèrent Moïse d’en entendre davantage. Il se trouvait toujours dans la tente et, un peu étonné, il observa le comportement des Arabes qui avaient trouvé le corps de leur maître. Puis la porte de la tente s’ouvrit toute grande et lentement une forme en franchit le seuil – Nahomé ! Son jeune visage ne manifesta aucune émotion, pas même une trace de douleur. Seule une grande résolution l’animait. Elle tendit le bras et montra la porte. Les Arabes s’inclinèrent et se glissèrent dehors…

Nahomé s’agenouilla auprès du corps. Sans comprendre, ses grands yeux d’enfant regardaient le visage paisible du prince. Elle posa doucement sa main sur le cœur de la victime et aperçut le sang qui avait imprégné ses vêtements.

– Tu es déjà parti si loin que tu ne peux plus revenir, Seigneur ! Où dois-je te chercher à présent ? Si je te suis maintenant, très probablement tu m’attends, tu me tends ta main bienveillante… et tu m’aideras ! Es-tu déjà auprès de ton Père ? Puis-je te suivre auprès de Lui ?

Nahomé sortit de ses vêtements un petit flacon en verre taillé. Lorsqu’elle l’ouvrit, un parfum entêtant s’en dégagea. Des fleurs étranges semblaient s’épanouir autour d’elle. A demi-engourdie, Nahomé s’affaissa, puis elle porta le flacon à ses lèvres et le vida… Ses mains s’élevèrent en une humble supplication. Une dernière fois, sa bouche sourit avec toute sa pure candeur. Puis elle ferma les yeux et ses lèvres devinrent muettes pour un silence éternel…

➙ Moïse revint de ses visions et ne reprit que péniblement contact avec la réalité. Il ne considéra pas ce qu’il avait vu comme un rêve ; il savait que c’était la vérité. Au fond de lui-même, il était calme et résigné. Ainsi, pénétré d’assurance et de confiance, il aborda la matinée qui l’attendait. Il était encore tôt. Israël dormait encore. Il parcourut les rues et les ruelles désertes, franchit les portes et pénétra dans la ville égyptienne. Il y régnait un silence d’une tout autre nature. De nombreux Égyptiens restaient sur le pas de leur porte, mais ils présentaient tous les signes d’une angoisse extrême. La terreur se lisait sur leurs mines défaites. A la vue de Moïse, la foule se mit à chuchoter et ce murmure se propagea de bouche à oreille. Partout les hommes reculaient épouvantés devant lui… En d’autres temps, Moïse en aurait souffert, mais à présent il passait son chemin, insensible. A chaque pas, le spectacle devenait plus désolant. De toutes les maisons, on sortait des morts, sans même se lamenter. Durant leur terrible période de souffrance, les hommes avaient désappris à pleurer. Ils craignaient presque d’attirer par là le malheur plus fortement encore.

– 52 –

➙ Alors, pour la dernière fois, Moïse affronta le maître de l’Égypte. Il avait répété sa question et attendait tranquillement la réponse qu’il connaissait d’avance.

Ramsès était entièrement brisé car, cette nuit-là, la main vengeresse lui avait aussi enlevé son fils. Il resta longtemps muet avant de répondre à la question de Moïse. Puis il se secoua :

– Partez !

– Ordonneras-tu à ton peuple de nous laisser partir en paix ?

Alors sa douleur cuisante se déchaîna. Le roi sursauta et hurla :

– Vous laisser partir en paix ? Je vous chasserai plutôt de mon royaume pour qu’enfin règne la paix !

➙ Une fois revenu auprès de son peuple, Moïse donna l’ordre du départ. Bientôt on vit partir les enfants d’Israël, chargés et surchargés. Derrière Moïse, qui marchait en tête, venait une interminable colonne, poursuivie par des Égyptiens menaçants. Ils n’avançaient que lentement car partout se joignaient à eux d’autres émigrants. On trouvait en effet dans chaque ville, dans chaque village, des Israélites, honnis et persécutés depuis l’heure de la libération. Toute la colère, toute l’indignation des Égyptiens durement éprouvés retombaient sur les Israélites. L’Égypte avait hâte d’être débarrassée de ses anciens esclaves qui lui étaient devenus funestes. Ainsi l’immense marée humaine avançait vers la Mer Rouge en une longue migration… Une fois là, les foules s’arrêtèrent devant ce premier obstacle qui leur parut infranchissable. Moïse ordonna de faire halte et les hommes installèrent leur camp au bord de la mer dans l’attente des événements.

La nuit tombait. Le calme et le silence gagnaient la nature et les hommes. Nombre d’entre eux, qui trouvaient l’effort épuisant, commençaient à grommeler. Il y avait encore des fruits le long du chemin pour apaiser sa faim mais, parmi les émigrants, certains faisaient de noires prophéties à propos des intolérables souffrances à venir.

Moïse ressentait ces courants qui s’étaient fait sentir dès le début du voyage. L’amertume le gagna. C’était donc pour cela qu’il avait risqué sa vie, pour qu’à présent la méfiance règne déjà autour de lui ? Mais ensuite il pensa à tous ceux qui lui étaient reconnaissants et la confiance lui revint.

Le lendemain matin, Moïse réunit le peuple en plein air pour dire une prière. Il fit offrir à Dieu le premier sacrifice d’action de grâce. L’heure était solennelle et les prières de gratitude qui montaient vers Dieu trouvèrent un écho dans les cœurs humains, leur rendant la foi et la confiance en la sollicitude de leur guide. Néanmoins, intrigués, ils attendaient de connaître le chemin que Moïse allait choisir à présent. Peut-être le long de la mer ?

D’énormes nuages de poussière s’élevaient au loin. Moïse les vit le premier et une intuition infaillible lui fit ordonner un départ immédiat. Il prit alors conscience de son pouvoir sur tous les êtres de l’essentialité. Le silence était total lorsqu’il leva son bâton et le tendit au-dessus de la mer … Une furieuse tempête se leva, elle fouetta les vagues, les écarta et de profonds tourbillons se creusèrent à la surface de l’eau. Le souffle coupé, les hommes observaient cet événement inconcevable. La tempête traça nettement une ligne de démarcation dans les eaux qui se partagèrent en deux pour aller se répandre ailleurs. Elles inondèrent ainsi la rive opposée, mais les hommes ne le virent pas.

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Moïse fut le premier à poser le pied avec confiance sur le fond de la mer… Et le peuple d’Israël le suivit, se pressant, se poussant, car tous avaient vu à présent l’ennemi approcher. Les chars et les cavaliers du pharaon arrivaient à toute allure. Ils poursuivaient le peuple afin de le ramener prisonnier.

Alors seulement, les enfants d’Israël prirent conscience de la liberté dont ils avaient joui sans y prêter attention. Ils se serrèrent derrière leur guide, pénétrèrent dans la mer, implorant Dieu de ne pas les laisser tomber entre les mains de leurs ennemis. Plutôt s’enfoncer dans cette étendue aquatique qui leur semblait infinie ! Et, lorsque le dernier eut quitté la terre ferme, les Égyptiens atteignaient leur but.

Dans leur épouvante, les chevaux reculaient devant ce spectacle inouï provoqué par les êtres essentiels. Les cavaliers avaient beau fouetter leurs bêtes, elles se cabraient désespérément, faisant des bonds furieux le long de la mer sans avancer d’un pas dans l’eau. Le char du pharaon arriva. Les nobles animaux semblaient voler sur le sol. C’est à peine si leurs sabots touchaient terre. En arrivant au bord de l’eau, eux aussi s’immobilisèrent, comme fascinés, rejetant la tête en arrière.

Cependant, la colonne diminuait à vue d’œil et disparaissait à l’horizon. Et les eaux tenaient toujours, retenues par des forces invisibles, des deux côtés du chemin qui traversait la mer.

Le pharaon hurlait de rage en voyant les chevaux refuser d’avancer. Les bêtes semblaient être sous l’effet d’un charme qui les paralysait. A présent, elles ne changeaient même plus de place et subissaient en tremblant et avec résignation les coups de ces hommes impitoyables.

Ainsi s’écoulèrent pour les persécuteurs de précieuses minutes qui devinrent des heures. Et les eaux tenaient toujours !

Soudain, la tension nerveuse des animaux se relâcha ; dans leur impatience, ils grattaient le sable de leurs sabots. De nouveau, les cavaliers et les conducteurs de char essayèrent de les faire avancer ; cette fois, et du premier coup, les animaux obéirent docilement. Comme libérée, la colonne se lança à la poursuite du peuple d’Israël. Immobile, l’eau tenait toujours. Un silence de mort planait sur la mer… Déjà les Égyptiens riaient, déjà le pharaon reprenait espoir… lorsqu’un sifflement long et strident retentit au-dessus des persécuteurs lancés à bride abattue, et ce bruit qu’ils n’avaient encore jamais entendu sema l’épouvante en leur âme. Ils fouettaient leurs chevaux avec frénésie… Alors un hurlement déchira les airs, un mugissement les entoura, les chevaux s’arrêtèrent, comme paralysés, et une terreur inconnue s’empara des hommes… Avec des claquements de tonnerre, une furieuse tempête fit rage autour d’eux, transformant le calme précédent en un déchaînement infernal. Des trombes d’eau hautes comme des maisons s’élevèrent des deux côtés du chemin, restèrent immobiles des secondes durant, menaçant les corps recroquevillés sur eux-mêmes, puis s’abattirent sur eux en réunissant leurs vagues écumantes …

Sur l’autre rive, bouleversés, des hommes agenouillés en prière remerciaient Dieu.

➙ Intrépide, Moïse conduisait son peuple toujours plus loin. Sa volonté, qui s’affermissait chaque jour davantage depuis qu’il jouissait de l’appui des êtres essentiels, montrait à des milliers d’hommes le chemin que personne ne connaissait et que Moïse suivait d’après son intuition. Lui-même se laissait guider et il était plein d’espoir quant à l’heureuse issue de l’œuvre entreprise…

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Aaron s’approcha de lui ; c’était lors de la traversée du désert de Sin. Moïse vit à son air qu’une pénible affaire l’attendait. Avec impatience, il coupa court à la longue introduction de son frère.

– Pourquoi ne dis-tu pas que le peuple est mécontent ? Tel est assurément le sens de ton flot de paroles.

Aaron se tut ; il maudissait les manières franches de ce frère qui semblait peu à peu mieux convenir au peuple que lui avec son art de discourir, même là où il n’y avait plus rien à dire. En réalité, sa mission envers le peuple était terminée ; toutefois, il aimait encore à se faire passer pour indispensable. Le fait que Moïse l’écartât tout simplement blessait grandement sa vanité.

– Il en va comme tu le supposes ; le peuple gronde. Qu’Israël endure la faim ne semble pas te déranger !

La colère s’empara de Moïse.

– Le peuple a faim ? N’ai-je pas dit qu’ils auraient toujours de quoi manger en cas de besoin ? N’ai-je pas prouvé au peuple combien il est aidé ? Et tout cela, pour être oublié dès le lendemain ? Tous les miracles, tous les signes de grâce du Seigneur ont-ils été vains ?

– Depuis des jours, les hommes n’ont plus de nourriture. Ils préféreraient encore être en Égypte. Là-bas, ils seraient morts auprès de marmites pleines ; ici, ils meurent de faim !

Moïse, écœuré, lui tourna le dos.

Vers le soir, d’immenses nuées d’oiseaux se posèrent près du camp. Les oiseaux épuisés restaient sur place et se laissaient prendre par les hommes. Israël put assouvir sa faim et s’en réjouit… Aaron, assis au milieu du peuple, mangeait gloutonnement, comme les autres. Absorbé par de graves reflexions, Moïse se tenait à l’écart. Il souffrait indiciblement.

Personne n’était avec lui, personne ne le comprenait. C’est dans la solitude qu’il suivait son chemin où pourtant des milliers d’êtres s’engageaient avec et derrière lui.

– Seigneur ! pria-t-il, rassasie ce peuple pour qu’il reste bon. Ton ordre de les conduire hors d’Égypte ne doit pas avoir été exécuté en vain. Aujourd’hui des oiseaux sont tombés du ciel et ont contenté Israël. Et demain ? De quoi vont-ils manquer, demain ?

Pendant la nuit, quelque chose ressemblant à une grêle fine se mit à tomber, et lorsqu’au matin les enfants d’Israël se réveillèrent, la terre était couverte à la ronde de petits grains. Ils exultèrent à la vue de ce nouveau miracle et, une fois de plus, furent tout dévouement et toute reconnaissance envers leur guide. Dès lors, cette fine grêle, sorte de graine apportée par le vent, tomba chaque nuit sur le pays.

Tant qu’il y avait de quoi manger, le calme et la paix régnaient parmi le peuple. Mais, à la moindre privation, le mécontentement se manifestait, risquant d’aboutir à une confusion générale. Moïse, qui s’en rendait compte, était de plus en plus bouleversé. Des questions montaient en lui : Pourquoi fallait-il délivrer ce peuple de la main de ses ennemis, un peuple qui n’avait ni culture, ni jugement, qui ne connaissait que la méfiance et voyait le mal partout ? Dans ses prières, il demandait pourquoi et attendait ardemment une réponse de Dieu.

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Moïse se tenait toujours davantage à l’écart du peuple. Il recherchait la solitude, comme autrefois, lorsqu’il menait paître ses troupeaux à travers le pays. Et de nouveau, comme jadis, il entendit la voix qui lui révélait le Message du Seigneur. Un nuage lumineux l’éblouit, l’obligeant à protéger ses yeux.

« Serviteur Moïse », dit la voix, « tu portes en ton coeur des questions et des doutes auxquels tu ne peux trouver toi-même la solution. Tu n’exerces pas encore tes fonctions comme tu devrais le faire. Sinon, tu agirais sans avoir de questions à poser. Si le peuple d’Israël avait été parfait, comme tu le souhaites, je ne t’aurais pas choisi comme berger. Tu dois dompter un troupeau sauvage, désordonné, dégradé par la misère et les privations, et le conduire à de verts pâturages ! Telle est ta mission sur Terre. Est-elle trop lourde pour que tu te plaignes et que tu perdes courage ? Vois, jamais tu n’as enduré de pareilles souffrances, jamais tu n’as éprouvé la faim comme eux, jamais tu n’as reçu de coups au lieu d’un salaire mérité ! Comment veux-tu alors juger de l’état d’âme de ce peuple ?

Va et sois bon ! Montre-leur avec une infatigable patience que tu veux leur donner de l’amour. Sois pour eux le protecteur dont ils ont besoin et apprends-leur ce qui est bon ! Si tu doutes d’Israël, tu doutes aussi de moi qui ai trouvé ce peuple digne et qui l’aime. »

Profondément ému par cette sévère bonté, Moïse tomba à genoux. Il n’osait répondre dans l’attente d’autres paroles. Et la voix continua :

« La clarté sera en toi, Moïse, et la justice te guidera dorénavant en toutes tes actions. Je veux t’y aider. Tu donneras au peuple d’Israël des lois qui lui serviront de ligne de conduite et d’après lesquelles il pourra se régler. Les faibles seront secourus et ceux qui ne comprennent pas seront éclairés par ma Parole que tu dois leur apporter.

Prie avec le peuple pour qu’il se prépare à recevoir les Commandements que je veux lui donner. Je veux faire une alliance avec le peuple d’Israël et, s’il agit selon ma volonté, il sera le peuple élu sur cette Terre ! Pendant trois jours vous devez veiller et vous purifier ; alors tu entendras ma voix sur le mont Sinaï. Toi seul seras autorisé à t’approcher de moi puisque tu es plus proche de la Lumière. Avertis le peuple de rester loin de moi et de ne pas gravir la montagne !

Sois le juge et le conseiller du peuple durant ces trois jours afin qu’il puisse te confesser ses péchés et que tu le juges en conséquence. Tu seras inspiré pour résoudre chaque question et tu apporteras la clarté à ceux qui cherchent une réponse. Maintenant, va et agis selon mes paroles ! »

➙ Moïse se mêla au peuple et le prépara aux événements à venir. Pour la première fois, Israël comprit qu’il venait à eux par amour. Confiants comme le sont les enfants, ils se tenaient debout, formant un grand cercle, et écoutaient ses paroles. Recueillis et croyants, ils laissaient pénétrer en leur âme ce qu’ils entendaient. Moïse le constata avec joie et la gratitude le pénétra, effaçant les derniers restes de rigidité qui le séparaient encore de son peuple.

Trois jours durant, Moïse rendit la justice aux hommes qui vinrent le trouver afin de se purifier. Lui qui, auparavant, était incapable de comprendre les agissements d’Israël, prononçait ses jugements avec une profonde conviction et une infaillible intuition. Bienveillant comme un père, il écoutait inlassablement les gens se plaindre et s’accuser eux-mêmes. Lorsque ses paroles d’encouragement éclairaient le visage des affligés, son âme aussi devenait plus claire et plus rayonnante. Entre eux il n’y avait plus d’entrave, les vibrations devenaient plus pures et tous ceux qui en portaient en eux l’aspiration inconsciente, trouvaient le bonheur.

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Le troisième jour, Moïse gravit le mont Sinaï. La nature tremblait sous la pression de la Lumière qui planait au-dessus de la Terre. Cependant, la montagne semblait enflammée. Tous ne le virent pas ; seuls des élus reçurent la grâce d’avoir cette vision afin de l’annoncer au peuple.

Lorsque Moïse eut gravi le sommet, il se crut à jamais détaché de la Terre. Une indicible félicité le comblait, il se sentait si léger qu’il en oubliait la pesanteur terrestre. Et le Seigneur parla à Moïse par Ses serviteurs et lui donna les Commandements destinés à guider le peuple d’Israël jusqu’au jour du Jugement dernier, afin que Dieu puisse fonder sur lui Son Royaume de mille ans.

Moïse grava les Paroles et les Commandements de Dieu sur des tables de pierre ; la Lumière guidait sa main.

A son serviteur Moïse, Dieu donna dix Commandements qui renfermaient le salut du monde et qui, dans leur perfection, pouvaient faciliter l’existence à l’humanité.

De plus, Dieu donna à Moïse la force d’en tirer tout ce que les êtres humains étaient encore incapables de comprendre. Il donna des explications avec chaque parole, en tout amour et sollicitude pour l’être humain incapable de concevoir la simple grandeur telle qu’elle avait été donnée…

Moïse resta longtemps sur la montagne, il écrivit les Commandements de Dieu, de même que leur interprétation.

Entre-temps, les enfants d’Israël avaient dressé leur camp en vue d’un séjour prolongé au pied de la montagne ; ils attendaient le retour de Moïse. Au début, leur joie était grande et ils parlaient de leur chef avec enthousiasme. Puis, peu à peu, l’intérêt diminua ; ils trouvaient le temps long. A la fin, le retour de Moïse se faisant trop attendre, le mécontentement recommença à se manifester. Aaron était désemparé. Il n’avait plus la force d’apaiser les hommes et toutes ses paroles s’en allaient au vent.

Il ne faisait d’ailleurs aucun effort et laissait la révolte éclater, sans essayer d’y mettre un terme.

Or, il y avait dans le peuple un jeune homme qui contemplait cette agitation funeste avec une grande affliction. Comme il connaissait trop peu Aaron pour lui demander la permission de combattre le danger, il n’osait pas se mettre en avant. Il calmait son entourage en secret mais son langage était trop faible et sa voix ne portait pas très loin.

Ce jeune homme, Josué, était le seul à être fermement convaincu du retour de Moïse. Tous les autres avaient renoncé à l’attendre et ne voulaient plus entendre parler de Dieu qui, selon eux, les avait abandonnés. Ils pressaient Aaron de poursuivre la route vers la Terre Promise où ils voulaient oublier leurs peines.

Aaron s’y opposa désespérément. Il craignait les dangers que réservait l’inconnu. Si Moïse avait réellement disparu, il voulait persuader les hommes de se fixer ici. Une fois cette décision prise, il fit donc annoncer une réunion générale. Voulant entendre ce qu’il avait à dire, le peuple accourut de toutes parts. Aaron parla en ces termes :

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– Mes frères, mes sœurs, écoutez mes paroles, car il faut que vous sachiez ce que j’ai décidé. Moïse ne reviendra plus et notre Dieu est parti avec lui. Nous sommes seuls, sans protection, et nous ne pouvons quitter ces lieux sans être protégés par un dieu. Ce dieu, nous devons nous le créer nous-mêmes et fonder notre puissance sur lui. A cette fin, il est indispensable que chacun de vous me reconnaisse comme chef absolu ! Dès que vous aurez rempli cette condition, je vous montrerai une issue et ferai de vous, en peu de temps, un peuple riche ! Voulez-vous reconnaître ma volonté ?

Le silence planait sur la foule – un silence de mort qui dura plusieurs minutes. Soudain, un jeune homme vint se placer à côté d’Aaron. C’était Josué.

– Mes frères ! implora-t-il, ne croyez pas ces paroles, le Dieu de nos pères est toujours avec nous !

Des rires moqueurs, d’abord isolés, s’enflèrent jusqu’à devenir un puissant ouragan qui couvrit la voix de l’orateur.

Les bras ballants, Josué se recroquevilla. Aaron eut un sourire vainqueur.

– Vous voulez peut-être vous soumettre à cet inconnu ? Vous ne tarderiez pas à être déçus. Je vous ferai un dieu que vous pourrez voir aussi souvent que vous le désirerez. Donnez-moi vos parures et votre or, j’en ferai pour vous un veau d’or ; il sera votre dieu !

Aaron fit ramasser tout l’or qu’il put trouver et, avec la dixième partie, il fit faire une idole. Il mit tout le reste de côté, le réservant pour le moment où il voudrait affirmer sa puissance extérieure. Aaron voulait devenir roi d’Israël. Il était le plus riche, il voulait régner. Il projetait de faire du peuple une bande de brigands qui attaqueraient les voyageurs dans le désert et s’approprieraient les biens d’autrui…

Que le peuple adore l’idole, qu’elle soit le symbole de notre vouloir ! Elle doit nous conférer la puissance terrestre ! C’était là ce que voulait Aaron.

➙ Voilà ce qui se passa tandis que Moïse ouvrait son âme à la pureté et travaillait avec amour pour Israël…

Moïse descendit de la montagne…

De loin, des cris sauvages vinrent frapper son oreille et troubler la paix de la montagne. L’inquiétude le gagna. Sa sollicitude, toujours en éveil dès qu’il s’agissait du peuple, se fit de nouveau sentir alors qu’il s’approchait de lui. Une révolte aurait-elle éclaté ?

Il descendit en pressant le pas, sautant aisément et sûrement par-dessus les blocs de rochers qui lui barraient le passage.

Lorsqu’il arriva en haut de la dernière pente, il put apercevoir le camp. Il ralentit le pas et contempla la sauvage mêlée. Ne se trompait-il pas ? Étaient-ce bien là les enfants d’Israël qui dansaient ?

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Étaient-ce là leurs distractions, leurs divertissements tandis qu’il recevait les Commandements du Seigneur ? Lentement, la déception le gagna.

Personne ne remarqua le retour de Moïse. Le peuple se livrait à une danse effrénée autour de son idole… jusqu’au moment où une voix de tonnerre fit trembler l’air et le peuple. Soudain, un silence de mort se fit alentour.

Rouge de colère, Moïse se tenait sur le lieu surélevé à partir duquel il parlait jadis au peuple et d’où il venait à présent d’expulser Aaron. Il avait levé les mains bien haut, elles tenaient une plaque de pierre.

– Voici les Commandements de mon Dieu ; Il les a donnés pour vous, mais je crois que vous n’en avez plus besoin. Continuez… courez à votre perte. Je vous abandonne désormais. Dieu me dispensera de mon devoir !

Un épouvantable fracas fit suite à ces paroles : Moïse avait brisé les tables de la loi contre un rocher. Puis il descendit tranquillement, passa au milieu du peuple, et tandis que tous s’écartaient peureusement, il pénétra seul dans sa tente.

Un jeune homme y était assis, il pleurait. Moïse voulut le chasser mais il prit pitié de lui au point de lui demander :

– Que veux-tu ?

En entendant cette voix, Josué releva la tête ; un cri de joie jaillit de ses lèvres. Il se prosterna devant Moïse et lui raconta tout ce qui s’était passé.

Moïse l’écouta en silence, sans l’interrompre, et sut que, cette fois encore, Aaron portait la plus grande part de responsabilité.

Il pria Dieu et demanda pardon pour le peuple qui s’était égaré.

Peu après, des délégués du peuple vinrent l’implorer de rester avec eux. Aaron lui aussi s’approcha en geignant. Alors Moïse nomma Josué chef à la place d’Aaron et, de ce jour, il le considéra comme son propre fils.

C’est ainsi que Josué soutint Moïse dans son immense tâche. Ensemble ils écrivirent à nouveau les Commandements et les expliquèrent au peuple d’Israël. Moïse créa un véritable État avec des lois précises ; toute transgression était sévèrement punie. Il nomma des juges qu’il initia en tout. Des années durant, il vécut avec le peuple dans le désert, toujours en route pour la Terre Promise. Ils traversaient des vallées fertiles et y restaient longtemps jusqu’à ce que la voix de leur chef leur fît reprendre la route. Le voyage aurait pu être terminé en un temps bien plus court, mais Moïse le prolongeait à dessein pour permettre au peuple de s’habituer aux lois grâce à une discipline de plusieurs années. Dans l’isolement, il était plus facile de tenir le peuple en mains.

Moïse donna au peuple d’Israël tout ce dont il avait besoin pour son ascension. Son exemple ennoblit le peuple en si peu de temps que Moïse ne demanda pas une prolongation de sa vie lorsque la mort se présenta à la frontière du pays de Chanaan.

Il jeta un dernier regard sur les hommes qui entouraient respectueusement son lit. Alors il posa sa main dans celle de Josué et rendit l’âme…